21 décembre 2020

Pourquoi je préfère le Christ à tous les autres messies

 
-    Parce qu’il n’a rien écrit et qu’il n’a pas rédigé un corpus de doctrines bien charpenté réservé aux lettrés et aux érudits. Il n’a laissé  que son « corps », sa personne à aimer, mise à portée de tous.
-    Parce qu’il n’a pas prévu un panthéon ou une pyramide où honorer sa présence momifiée. Nous n’avons de lui qu’un portrait-robot accroché à une croix, les bras ouverts.
-    Parce qu’il n’a pas fondé un système politique assis sur le socle d’une constitution intangible. Il a remis son message et son œuvre entre les mains fragiles d’hommes simples dont il avait fait ses frères.
-    Parce qu’il n’a pas passé  son temps à compter ses adeptes et à convoquer les médias ; parce qu’il n’a même pas eu l’honneur de mourir comme un prophète et qu’il est allé jusqu’au bout de la dérision, de la souffrance  et de l’oubli du tombeau.
-    Parce qu’il ne nous demande pas d’être des combattants d’élite, des sages reconnus, des orateurs écoutés mais  simplement des hommes ouverts, à portée de cœur, aimant et espérant envers et contre tout.
-    Parce que le Dieu de Jésus Christ est toujours un exilé. Exilé de toutes les images qu’on a voulu lui coller : le Dieu paysan maître des pluies et des moissons; le Dieu royal détenteur de toutes les puissances ; le Dieu justicier faisant loi ; le Dieu soldat et victorieux de l’ennemi ; le Dieu conceptualisé des théologies bien ficelées et le Dieu miraculeux des spiritualités avides de signes. Bref, un Dieu à notre « image et ressemblance ». On se souvient de la réflexion de Voltaire : « Dieu a fait l’homme à son image et l’homme le lui bien rendu ! »

Je préfère le Christ parce qu’il est le seul à me présenter un Dieu qui ne s’impose ni à mon intelligence ni à mes performances, qui ne répond pas à tous mes besoins, qui s’échappe de tous les  temples et de tous les cadres prévus pour lui ;  un Dieu qui prend le risque de se laisser aimer ou ignorer. Un Dieu « léger » et discret et non pesant et omnipotent. Un Dieu au-delà de toutes les images et de tous les fantasmes et cependant si « humain » et si proche…Ce Dieu-là n’a pas besoin de « faire le Dieu » pour l’être vraiment.
Avec ce Dieu-enfant, bon Noël malgré tout !


03 décembre 2020

Nous sommes cette Eglise…


 …qui patiemment et parfois brutalement a étendu sur les peuples de la terre son blanc manteau protecteur, alourdi au fil des temps de pierreries étincelantes, brodé d’écussons et d’armoiries chatoyantes glanés au cours de sa très longue histoire. Partout les cloches tintaient à l’heure de la prière, partout les humbles clochers et les fières cathédrales pointaient leurs flèches vers le ciel, partout la croix rappelait le Chemin, la Vérité et la Vie. Au point que notre Eglise s’était prise à rêver d’un monastère planétaire réglé au rythme minimum des angélus qui répandaient trois fois par jour un peu de ciel sur la terre des labours et des moissons.


Trop occupée à étaler son voile blanc jusqu’aux extrémités de la terre et trop assurée de la puissance de la grâce, notre Eglise a également recouvert d’un jute de silence immondices et turpitudes répugnantes. Elle a cédé elle-même à l’impunité du sacré et le voile blanc en a été gravement souillé. Il a fallu le courage de quelques-uns pour le soulever et mettre au grand jour ses complicités et son péché. Désormais, un châle de soupçon pèse sur ses épaules et brouille ses paroles.


A l’occasion du retour des grandes peurs pandémiques et de la suspicion généralisée qui sont venus « alimenter » un jeûne eucharistique imposé, l’heure est venue pour elle de retirer sa robe de noce fanée et salie, de quitter ses tenues d’apparat, de se glisser sous la bure grossière des anonymes, le sac et la cendre des pénitents. Sans toutefois souffler la flamme qui la fait vivre et laisser rassir le pain qui la nourrit. Après le temps du deuil et des larmes viendra celui de l’eau vive et rafraîchissante d’un  baptême renouvelé. Elle pourra, alors, enfiler l’aube légère d’une renaissance attendue.


Nous sommes cette Eglise hors les murs qui se retrouve en une multitude de cellules vivantes et priantes, qui laisse ses cris et sa sourde rumeur se répandre sur les pages de l’internet, qui clame son désir de revêtir « l’homme nouveau », qui demande à l’Esprit un souffle neuf. Sera-t-elle entendue ? Nous sommes cette Eglise qui ne désespère jamais car Il est venu et Il viendra…




Attendre

 


 « Je n’attends plus rien de la vie » constate le vieillard lucide qui en a tant vu. « Je ne sers plus à rien » se désole la vieille maman qui attend le plateau repas de l’EHPAD. Elle sait d’expérience  que la vie est mouvement, action ; que ruminer le passé ou rêver le futur ne font pas avancer les choses. « Je n’ai pas le temps d’attendre» halète le poly-actif agité.
La Bible, qui elle aussi « en a tant vu », connaît le temps sans fin, sans but,  qui  semble s’enrouler sur lui-même dans une monotone répétition des jours, des nuits, des saisons, des guerres cruelles et des paix éphémères. Emporté par les rouleaux de l’histoire, balloté entre déportations, oppressions et occupations, le peuple des croyants n’en finissait pas de subir le temps et n’attendait plus rien des lendemains. « Rien de nouveau sous le soleil » concluait le sage Qohelet désabusé.   
Face à cet horizon fermé par l’éternel retour de l’insignifiant ou du mal, un prophète un peu fou relève la tête : « Ne vous souvenez plus du passé, je vais faire du nouveau » fait-il dire à Dieu et le voilà qui annonce des « cieux nouveaux et une terre nouvelle». Ne ruminez plus les splendeurs d’autrefois, ne rêvez plus à l’impossible victoire, visez l’impossible répétait Isaïe.
 Qu’est-ce qui lui permettait d’entonner ce refrain alors que les épaules des prisonniers ployaient toujours sous le joug du vainqueur ? Une foi inébranlable en Dieu. Un Dieu qui ne supprimera pas les rouleaux incessants de l’éternel retour des choses de la vie et de la mort mais  qui nous rendra capables de transformer le futur  en avenir, ouvrant  ce temps répétitif sur l’éternité.
Comme les captifs de Babylone,  ne sommes-nous pas acculés à subir les éternels errements de l’histoire, qui n’ont d’autre issue que de butter sur l’épuisement de l’univers et la mort individuelle? La période de l’Avent semble entrer, elle aussi, dans cette impression de déjà vu. Or cette attente de Noël vient greffer sur les troncs noueux de nos rêves déçus, un rameau  qui fleurira en « cieux nouveaux et terre nouvelle ». Non, notre radicale pauvreté n’ouvre pas les mains de notre prière sur une chimère, notre attente n’est pas vaine. Nous savons qu’Il est déjà venu et qu’Il vient encore… 




20 novembre 2020

Le trône et l’autel


Nous avons assisté ces derniers temps à l’un des derniers avatars de la querelle du trône et l’autel. Des catholiques ont voulu manifester leur mécontentement face à la décision de l’Etat de supprimer les célébrations de messes avec public, pendant un mois. Sur le plan de l’occupation du terrain médiatique, ils ont réussi. Les journaux télévisés ont davantage parlé d’eux que de la journée de la pauvreté célébrée le même jour. 

Les relations entre l’Eglise et l’Etat ont été, de tous temps, tendues et tumultueuses car il n’y a pas de cloison étanche entre le temporel et le spirituel. Le régime de la laïcité, qui a essayé de donner, en France, un cadre satisfaisant à cette coexistence, est sans cesse contraint de s’adapter aux situations nouvelles par des ajustements de plus en plus précis.

Le conflit actuel porte, en fait, sur deux réalités existentielles incontournables pour les uns comme pour les autres : la santé et le salut. L’Etat, en charge de la santé des citoyens, se doit d’édicter des règles qui permettent d’enrayer ou du moins de réduire les méfaits de la pandémie qui sévit et d’éloigner la mort. L’Eglise se dit en charge du salut de l’humanité. Ce salut, qui englobe et dépasse la mort dans une perspective de vie éternelle, exige la foi. Or la « foi agissante » est célébrée au plus haut point dans l’Eucharistie, la messe : « Il est grand le mystère de la foi ! » L’actualisation du don de la vie ressuscitée du Christ (« Ceci est mon corps livré, ceci est mon sang versé ») constitue le centre de la foi et de l’engagement du chrétien. La mort combattue d’une part mais inéluctable pour tous et la mort transfigurée d’autre part en don de vie ne peuvent-elles pas s’accorder et se compléter l’une l’autre ? Notre Dieu n’est-il pas le « Dieu des vivants » mortels comme des vivants devenus immortels ? Ne peut-on pas faire taire les sous-entendus politiques qui viennent chaque fois brouiller une juste vision des choses ? Certains qui se plaisent à alimenter la polémique à souhait pour justifier toutes les intransigeances pourraient se souvenir que santé et salut sont proches parents, du moins dans les termes.

 

 

31 octobre 2020

Jours de plomb

 

Dans un article précédent consacré à la liberté d’expression, j’avais laissé entendre que le processus d’idolâtrie  d’une déviation religieuse d’une part et de la liberté divinisée d’autre part, allait nous entraîner dans la « pire des violences, la violence sacrée ». Malheureusement nous y sommes. L’égorgement de trois de nos compatriotes qui avaient le tort de prier en paix dans une église ressort de cette folie sacralisée. L’horreur de la décapitation du professeur Paty avait bouleversé les consciences des citoyens meurtris. Le triple assassinat de catholiques innocents à l’intérieur d’une église brise l’âme d’un peuple tout entier.


Nous aurons droit, comme il se doit, au déluge des commentaires habituels, aux postures des politiques bien étudiées, à une cérémonie d’unité nationale commandée, peut-être à quelque manifestation de compassion et de réprobation. Mais qui affichera à bout de bras « Je suis catholique » ou « Je suis sacristain » comme on avait scandé « Je suis Charlie » ou « Je suis prof » ? Ne céderons-nous pas à l’envie de renvoyer dos à dos deux religions soupçonnées, l’une comme l’autre, d’être des foyers d’obscurantisme et de fanatisme ? Combien de Français qui se sont sentis attaqués dans la personne du professeur seront-ils blessés par le meurtre de ces trois croyants qui voulaient simplement prier le Dieu de tous ? Combien de ceux qui disent ne pas croire et ne pas se sentir concernés, se souviendront que ces « valeurs de la République » auxquelles ils sont attachés ont des racines chrétiennes ? Et que l’héritage des « Lumières », lui-même, n’aurait pas existé sans le terreau du christianisme ? Une occasion est offerte à chacun, en ces jours sombres, de faire la vérité sur sa Foi ou sur son incroyance sans se dérober derrière le paravent de valeurs célébrées quand elles nous arrangent et délaissées quand elles nous gênent.


Les mesures coercitives ne suffiront pas à endiguer cette misère culturelle qui est la mère de toutes ces violences. C’est pourquoi, il est plus que jamais nécessaire de réinventer un service national universel au cours duquel toute la jeunesse française, issue de l’immigration ou non, apprendra par la théorie et par la pratique les règles fondamentales de la vie commune en France. Et pourquoi, à l’issue de ce service, ne pas exiger que chacun renouvelle en toute conscience une demande personnelle de nationalité ?


Alors, peut-être, les oreilles et les cœurs s’ouvriront-ils un jour à ces « Béatitudes » qui résonneront douloureusement dans les églises de notre pays le jour de tous les Saints! « Heureux les artisans de paix ! »

 

 Jean Casanave
Le roman inachevé du bœuf de la crèche, chez Médiaspaul

25 octobre 2020

Le retour des idolâtres

 

 « Alexamenos adore son Dieu », ainsi est formulée la légende du célèbre graffiti romain datant du 3ème siècle qui représente un chrétien priant devant un crucifié affublé d’une tête d’âne. L’art de la caricature ne date donc  pas d’aujourd’hui, touche toutes les religions et produit encore son effet 18 siècles après.


Nous sommes tous légitimement horrifiés de constater que la décapitation a fait son retour dans notre cher pays qui se croyait à l’abri d’une telle barbarie. Cet acte inqualifiable a suscité un tsunami de commentaires qui a trouvé son épilogue dans le discours prononcé à la Sorbonne par le Président de la République. Soit dit en passant, cette célébration de la laïcité absolue dans la maison de Robert de Sorbon, ecclésiastique et théologien, laissait songeur !! Mais n’est-ce pas la France !


Il restera aussi de cet évènement tragique, le matraquage télévisuel organisé autour d’une équation simple : islamisme= religion ; religion=obscurantisme et fanatisme ; donc l’ennemi c’est la religion et, sous-entendu, y compris la religion chrétienne! Voilà à quoi se résumait la plupart des interventions.  Or, ce qui est le fond du problème, c’est justement l’absence de religion c’est-à-dire de la recherche de ce qu’est véritablement Dieu. Cette quête du vrai Dieu qu’aucun croyant véritable ne peut réduire à une appellation, une formule, une image. La Bible tout entière n’est qu’une réfutation sans cesse renouvelée de tous les prétendus dieux. Enfermer Dieu dans un mot, une définition, un signe quelconque est un acte idolâtre.

Or, le débat suscité par l’assassinat du professeur Paty n’est que confrontation de deux idolâtries. Celle d’un Islam dévoyé et celle de la liberté d’expression élevée au rang d’une divinité intouchable. Le fait que ses dévots se permettent de demander l’éradication de leurs adversaires au nom de cette même liberté est pour le moins paradoxal. Les sophistes ne sont pas morts !
Il faudra bien un jour que quelques courageux élèvent la voix pour affirmer que cette liberté comme toutes les autres réalités de ce monde a une limite. Quand la caricature provoque l’amalgame, quand elle blesse toute une catégorie de citoyens, elle devient la caricature de la liberté d’expression. Quand comprendrons-nous que la liberté débridée peut tuer la fraternité, si nous ne mettons pas celle-ci au même rang que les deux autres emblèmes de la République ?


Voilà l’impasse dans laquelle veulent nous fourvoyer les nouveaux idolâtres. En divinisant des réalités humaines, ils ouvrent la voie de la pire des violences, la violence sacrée. En outre, ils disqualifient par avance et obstruent le chemin de la recherche du Dieu transcendant qui est au-delà de tout ce qu’on peut nommer…

 

 Jean Casanave
Le roman inachevé du bœuf de la crèche, chez Médiaspaul

03 octobre 2020

Plaintes et désolation

 


Ils étaient quelques chrétiens réunis autour de la mémoire de leur Seigneur et de leurs disparus quand, une fois de plus, la conversation porta sur leurs difficultés à se situer dans leurs paroisses respectives alors qu’ils en avaient été les chevilles ouvrières dans leur jeunesse. Les uns assumaient leur désertion pour incompatibilité avec le prêtre desservant, les autres en appelaient à la compréhension et à la fidélité malgré tout, d’autres encore, silencieux, faisaient le dos rond.

- « Et toi qu’en penses-tu ? »

 
Les lectures de l’office des heures nous proposaient ces derniers temps des extraits des prophètes Jérémie et du livre dit des «  Lamentations » Le ton et le discours étaient les mêmes : le peuple est divisé, les ennemis en profitent, les chefs sont des incapables, toutes les expressions de notre foi sont abandonnées, la joie d’être ensemble et croyants a disparu.
En effet, une jeune génération de chrétiens, et parmi elle, de jeunes  prêtres, s’est levée dans l’Eglise de notre pays. Elle revendique un traditionalisme new look ; elle a pour elle l’enthousiasme et l’avenir, ce qui manquait cruellement à la précédente qui s’était assoupie dans la routine et le défaitisme. Pour celle-ci : « La société française n’avait que faire de la foi, tous les efforts déployés après le Concile pour rendre l’Eglise « proche des gens » avaient échoué. La crise du coronavirus ajoutée aux scandales de la pédophilie avaient achevé la démolition de la maison déjà branlante ».

Au dire des autres : « Nous en sommes arrivés là, parce que nous avons abandonné la vraie foi, la vraie liturgie, la vraie théologie. Restaurons le sacerdoce hiérarchique abreuvé à la source d’une bonne doctrine et habile en moyens de communication. Les hommes et les femmes de bonne volonté de notre pays se reconnaîtront dans cette démarche approuvée par Dieu puisque des jeunes s’engagent dans nos rangs ». Et, à grands renforts de prêtres  et de communautés issus de continents lointains,  l’œuvre de restauration est en marche.

-    « A-t-on encore  le droit de penser quand on demande de croire?»

On disait à son époque que le Concile Vatican II avait surtout mis en valeur les évêques et les laïcs, tous membres du peuple de Dieu. En effet, les textes conciliaires avaient bien inscrit l’épiscopat dans la tradition apostolique et affirmé l’importance de la collégialité. Entre les laïcs et l’évêque le prêtre était le parent pauvre du Concile. De quel côté se situait-il ? Les frontières n’étaient pas nettes ; étaient-elles nécessaires ?
Les temps nouveaux qui sont les nôtres ne seraient-ils pas ceux de la revanche des prêtres ?
On entend de plus en plus des expressions anciennes qui demanderaient plus d’explications que d’affirmations brutales. « Je parle et j’agis « in persona Christi » »… et le baptisé n’en fait-il pas autant ? Le prêtre est « alter Christus » (un autre Christ) ! Le baptisé en serait-il dispensé ? J’agis en tant que « Christ Tête du corps » ! Mais qu’est-ce qu’une tête sans corps ? Il ne s’agit pas de nier le rôle indispensable du prêtre comme signe du « Christ-Tête » mais il ne faudrait pas confondre le signe et la réalité.
Nous assistons donc en quelque sorte au retour, parfois fracassant, du prêtre au premier rang de la communauté.

 


Comment les chrétiens appréhendent-ils ce changement de cap ?

Souvent positivement lorsqu’on entend ceux qui appartiennent à des communautés déjà vivantes et situées surtout dans les grandes métropoles. Souvent négativement dans les campagnes affectées par le vieillissement des fidèles, une paganisation des rites encore pratiqués et le fantôme de la figure tutélaire du curé omnipotent du village.

Pourquoi cette méfiance et cette résistance  chez les vieux gaulois de la France profonde ?
- D’abord, parce que toute remise en question engagée à la hussarde sur le mode autoritaire est perçue comme une agression et une désapprobation. Au contraire, toute réforme demande du tact, de la patience et beaucoup d’explications et c’est ainsi que la raison vient au secours de la Foi. Malheureusement, il semblerait de nos jours que le croire exclue le comprendre.

- Ensuite, parce que cette nouvelle pastorale fait fi d’une dimension essentielle. L’Eglise est une institution humaine. Avant de  vouloir la réformer ou la restaurer, il faut d’abord respecter les personnes qui la font vivre, apprendre à aimer l’histoire du territoire qui est le leur et adapter la réforme au « terrain ». Ce n’est pas parce qu’une manière de faire remporte quelques succès dans un agglomérat de populations citadines sans racines et sans histoire qu’elle est applicable ailleurs. La culture locale oblige. La tâche est particulièrement difficile pour ceux et celles qui viennent d’autres horizons. Nos anciens missionnaires en savent long sur ce sujet.

Comment sortir de ces difficultés?

-    Fuir ? « A qui irions- nous Seigneur… »
-    Attendre que la vieille génération disparaisse et reconstituer une Eglise conforme à la vérité telle que définie  par les nostalgiques d’une société aussi magnifiée qu’imaginée. Cette perspective est vouée à l’échec car le monde sur lequel pourrait se greffer cette Eglise n’existe plus, pas plus d’ailleurs que celui du Concile. Or l’Eglise ne peut vivre en dehors du monde tel qu’il est, à moins de vouloir  bâtir une société en parallèle avec celle de la majorité des citoyens et épouser les structures mentales des mouvements islamistes qui entendent refonder le monde sur leurs valeurs exclusives.
-    Entrer en résistance par rapport à ce qui apparaît comme une nouveauté  et qui n’est qu’une réminiscence d’un sacré plaqué sur une réalité déconnectée de toute transcendance. Cette attitude ne peut qu’épuiser inutilement les forces ou aboutir à un schisme.
- Au lieu de vouloir restaurer de l’ancien pour les uns ou opposer un refus stérile pour les autres, il s’agit, plutôt, d’entrer ensemble dans la recherche de ce monde tel que la crise actuelle nous oblige  à le repenser. Et cela en nous appuyant sur les principes posés par notre Pape François  dans Laudato Si et en étroite collaboration avec tous ceux qui essaient de vivre dans un nouveau rapport avec la nature et les autres. Nous n’avons pas le droit de manquer ce rendez-vous et l’Eglise nourrie de sa tradition judéo-chrétienne a encore  de quoi étonner le monde et « emballer » la jeunesse. En matière de respect de la création et de la vie, d’accueil de l’autre dans sa différence, de sobriété volontaire, d’exercice de la limite et de la modération,  d’accompagnement des plus pauvres, des malades et des plus fragiles, de recherche de la sagesse et du silence, de la gratuité de la prière et du geste fraternel, elle peut largement puiser dans ses réserves. Mais, encore une fois, non pour transformer la terre en un couvent de bénédictins mais pour inventer un monde qui soit le moins mauvais possible  et ouvert sur un autre monde à venir.

Au lieu d’entendre le claquement de portes qui se ferment, il serait bon de percevoir le doux murmure de l’Esprit qui entre dans la pièce commune.


15 septembre 2020

Slogan pour une rentrée : « A vin nouveau, outres neuves »


 Chez nous, l’outre s’appelait la gourde. Elle faisait partie des instruments aratoires indispensables à une bonne fenaison. A la pause, les hommes se lançaient un défi. Il fallait presser la gourde à bout de bras et  ingurgiter le filet de vin le plus longtemps possible sans qu’une goutte ne tombe en terre ou sur le col de la chemise, pendant que les concurrents essayaient à grand bruit de faire rire le candidat! 


On comprend bien que la fermentation du vin nouveau, surtout dans les pays chauds, s’accommodait mal des vieilles outres trop rigides et cassantes. De même, nos gourdes neuves n’étaient pas très appréciées par les amateurs de bon  breuvage. Ils préféraient, disaient-ils, les « culotter » en les laissant s’imprégner longtemps de vieilles piquettes et de fonds de bouteilles. Ainsi, après ce temps de noviciat du cuir, le liquide enfermé ne prenait pas le goût de la peau trop fraîchement tannée.
« A vin nouveau, outres neuves ». Par cette sentence lapidaire, Jésus voulait signifier la nouveauté radicale de son message qui redonnait une seconde jeunesse à la Loi ancienne, quand il ne renversait pas totalement des pratiques religieuses admises depuis toujours.
La foi au Christ ne peut jamais épouser une culture, ou une opinion générale sans introduire en son sein une sorte de ferment  qui tôt ou tard fera sauter le bouchon de la pensée établie. Hélas, nous sommes tellement prudents, soucieux de la solidité de nos vieilles outres et méfiants quant à la qualité des outres neuves que notre foi s’accommode de toutes les peaux durcies de nos conformismes et de nos faux plis!  Pourtant, comment imaginer que l’Esprit de Dieu puisse être contenu et retenu dans les flasques, les fioles, les flacons et les bouteilles, même prestigieuses, de nos chais parfaitement rangés et aseptisés. Oser des outres neuves ? Oui, mais à condition qu’elles consentent à un temps d’adaptation, comme nos gourdes, pour prendre du bon goût.


A la fin de la journée de travail et de concours arrosés, il arrivait que l’un ou l’autre des journaliers soit « plein comme une outre ». C’est ce qu’on disait déjà  des disciples du Christ à la Pentecôte… mais c’était de l’Esprit Saint ! Puissions-nous l’entendre encore, nous concernant… 


28 août 2020

On t’avait dit…



On t’avait dit que l’Eglise française était malade et qu’il était juste que ses lointains enfants africains, sud-américains ou vietnamiens accourent à son chevet. N’écoutant que ton cœur vaillant, tu es venu et te voilà largué sans précaution en plein cœur de la campagne gauloise. Et tu t’aperçois que cette Eglise des champs n’est pas malade : elle est mourante. Alors, tu la maintiens en vie, sous perfusion, en faisant perdurer quelques rites souvent inconsistants. Tu croyais la soutenir pour qu’elle traverse une mauvaise passe, elle est dans une impasse totale.
Tu étais engagé dans une de ces communautés nouvelles qui attire des jeunes généreux et tu y avais trouvé une vie nouvelle et bien abritée. On t’a dit que l’Eglise de France n’était que champ de ruines et qu’il fallait rebâtir sa splendeur d’antan. Alors, tu es venu et avec enthousiasme tu as relevé murailles et créneaux, élevé des tours et tu as appelé à l’aide grâce à la toile de l’internet. Tu as recruté quelques preux chevaliers « sans peur et sans reproche » mais les manants des bourgs voisins ont préféré leurs chaumières et leurs écrans douillets au château fortifié.
Tu te morfondais dans la routine paroissiale. On t’a dit qu’il fallait des missionnaires pour annoncer dans les rues et les carrefours la Parole qui sauve comme on le fait dans les grandes mégapoles sans nom. Mais ici on est repéré et on connaît toujours un chrétien auquel on n’a pas envie de ressembler. « Le Christ, histoire ancienne ! » t’a-t-on dit. « Un jour, le Roi viendra et il fermera la porte au nez des invités impolis » as-tu répondu. Ils ont simplement souri…
Alors que faire ?
Au lieu de t’épuiser à essayer toutes les méthodes d’importation (comme les produits du même nom), ne pourrais-tu pas demander à ces baptisés un peu indisciplinés mais qui résistent envers et contre tout, pourquoi leurs fils et petits-fils se sont éloignés de l’Eglise ? Ne pourrais-tu pas interroger les jeunes qui poussent encore ta porte à l’occasion d’un mariage ou d’un baptême sur ce qui les aide à maintenir la tête hors de l’eau alors que l’horizon s’assombrit de plus en plus ? Qu’est-ce qui serait pour eux une bonne nouvelle ?
Nous serions alors à même, sans démagogie facile et sans vouloir donner de leçon, de rendre attirante cette Parole qui nous fait vivre humblement mais joyeusement et harmonieusement avec la terre, le ciel et les autres humains.

01 juillet 2020

Après virus

Tous y pensent à cet « après » virus. Beaucoup pour tourner la page et ouvrir le chapitre « vacances , d’autant plus qu’elles seront comptabilisées comme un acte de civisme à haute valeur ajoutée eu égard au sauvetage social et financier de l’économie touristique ; un bon nombre pour mettre les bouchées doubles afin de rattraper le retard accumulé et de retrouver le niveau de production et de bénéfices antérieurs  ; quelques-uns pour régler leurs comptes avec la carence supposée des responsables  politiques qui auraient failli à leur mission ; d’autres, enfin, redoutent la casse sociale dont ils seront les victimes sans perspective de remettre rapidement le pied à l’étrier.
Peu nombreux, sont ceux qui osent changer de registre. Ayant profité de la pause « imposée » pour réfléchir au sens que prendra cet « après », oseront-ils endosser l’habit démodé du prophète ?

Le prophète biblique, contrairement à ce que l’on croit, ne prédit pas l’avenir. C’est un croyant qui ausculte le présent dans le miroir de la Torah qu’il considère comme Parole de Dieu. Ce faisant, il se hisse au niveau de la perspective divine qui transcende le temps. Aussi, quand il profère une parole pour le présent, elle peut servir à interpréter le passé comme l’avenir. Il est plus un prédicateur qu’un « prédicteur ».

Fort du patronage de cet illustre modèle et bien conscient de notre myopie, essayons donc une méditation au présent.
- Posons un premier principe : « après » nous échappera toujours. Qui aurait prévu la pandémie actuelle un an avant son apparition ? Alors, avançons prudemment.
- Le monde, que nous considérions avec un naïf enthousiasme comme notre village, a, semble-t-il, été touché par deux virus : le premier est celui que les grecs appelaient « l’hubris », la démesure ; le deuxième, celui de la mort, nommé Covid19. Aux yeux de nombreux penseurs cette pandémie nous a démontré que les deux étaient liés comme la cause à l’effet. Une exploitation sans frein de la terre liée à une interdépendance mondiale nécessaire à un progrès prétendu infini, a révélé la fragilité radicale de la planète. 

Les sages grecs, qui considéraient l’harmonie du cosmos comme le signe de la perfection à imiter, ne supportaient pas l’excès, ennemi du bien. Plus ou moins intoxiqués par les annonces d’un paradis informatisé voué à l’usage intempérant  d’un humain réparé et immortalisé, nous avions expulsé le plus loin possible l’idée de la mort. Et voilà qu’un petit caillou dans la chaussure de l’histoire glisse le « scrupule », l’hésitation, sous le pied. Dans notre triomphale marche en avant, nous trébuchons.
Entracte pour les uns, panne générale pour les autres, ce confinement a ouvert tous les esprits aux questions qui n’ont pas l’habitude d’encombrer les gazettes. Entre autres, celle de l’approche du réel alors que le virtuel a envahi le quotidien ainsi que celle du statut de l’autre entre respect de la distance et proximité chaleureuse. Mais cet épisode inédit nous a engagés à nous reposer la question redoutable de la nature même de l’homme. Un être acculé à assumer, en même temps, les dimensions apparemment contradictoires  qui le composent: celle du fini et de l’infini en passant par celle de la limite.

Jusqu’à une époque récente la loi de la terre et du ciel s’imposait à l’homme paysan. Sa propriété était bornée et le décalogue sous sa forme religieuse ou laïcisée fixait le permis ou le défendu. Le cycle des saisons scandait le temps et  laissait entrevoir la mort comme inéluctable et nécessaire. Le cadre de son existence était fixé dès sa naissance et il n’aurait que de rares occasions de s’en échapper.
Au cours des deux derniers siècles, ce temps et cet espace ont explosé et l’horizon de la société humaine s’est ouvert sur l’infini. Prise  par une sorte d’ébriété (hubris)  l’inventivité des hommes s’est ingéniée à faire sauter toutes les barrières (ces tabous si méprisés !) en même temps qu’elle a anesthésié toute lucidité. La loi, toujours à la remorque des expériences nouvelles, échoue à encadrer les excès et s’essouffle à poursuivre les conduites générées par ledit progrès. On a bien cru que la raison prendrait le relais de la nature et des religions afin de nous contraindre à poser des limites à cette course à l’aveugle. Mais, contrairement à ce que croyait Descartes, l’homme a largement démontré qu’il n’est pas un « animal raisonnable ».
Par contre, il reste un « animal capable d’infini » et c’est cette qualité qui peut expliquer le  besoin irrésistible exprimé dans cette recherche incessante du « plus ». Hélas, il se trompe de registre. Sa soif d’infini ne sera jamais étanchée par l’accumulation des biens et de l’avoir. Celle-ci n’a pas d’autre résultat que d’obstruer l’embouchure de ce désir et n’a d’autre destin que l’obésité et l’implosion finale. Le sceau de l’infini doit changer de champ d’application.

C’est ici, peut-être,  qu’il faut revenir à la genèse de la tradition judéo chrétienne. L’homme, nous dit la Bible, a été placé par le Créateur dans un Eden, mot d’origine persane qui désigne un jardin clôturé. Cette limite évitait à Adam de retomber dans le gouffre des eaux habitées par les monstres marins. Les vieux jardins des hameaux de montagne pentus laissent encore entrevoir les traces de ces murets défensifs et qui, en outre, retenaient la terre du mauvais penchant. Autre limite imposée : tu ne toucheras pas au fruit de l’arbre qui m’est réservé. Autrement dit, tu ne te prendras pas pour Dieu car tu n’es pas le propriétaire du jardin. Tu ne dévoreras pas tout, tu préserveras l’avenir. Ces limites fixées, je te confie un objectif exaltant : tu seras à « mon image et à ma ressemblance », ni plus, ni moins ! Et voilà la dimension d’infini  qui va désormais traverser l’homme non pas malgré mais grâce aux limitations qui l’empêchent de dévier.




 Le « monde d’après » sera un monde volontairement limité ou ne sera pas. Mais ces limites ne seront acceptables que fécondées par une approche renouvelée de l’Infini. Il nous reviendra de considérer ces limites non comme un interdit castrateur de nos potentialités mais comme une blessure s’ouvrant à la fécondation du sang, de l’eau et de l’Esprit de l’Infini. Le prophète Malraux avait bien dit que le 21ème siècle serait spirituel ou ne serait pas.

Si le monde de demain ne veut pas donner raison aux collapsologues , il ne pourra plus être celui du « trop » rejetant ses déchets sur des populations poubelles, ni celui du « pas assez » provoquant les déplacements migratoires. Il sera celui des équilibres mesurés et le contrat entre égaux en sera l’outil ordinaire.
Il faudra bien, alors, consentir à changer de modèles et de références : trouver son bonheur dans la simplicité, la lenteur, le local, le silence, l’échange gratuit, la valeur des choses et du lien ; dans la distance de l’attrait et non du retrait ; dans l’attention portée à chacun, au « rien du tout », à l’invisible ; dans l’acceptation de ne pas tout connaître, tout posséder, tout « marchandiser ». N’avons-nous entendu parler ces derniers jours du « marché de la culture » !





Si nous n’avons comme seul objectif que celui de reconstituer « l’avant » et de profiter encore plus des années qui sont « devant », alors nous risquons de précipiter la fin. Certains s’y préparent sérieusement et, si c’est le cas, les survivalistes auront eu raison. Mais n’oublions jamais qu’au-dessus du déluge un arc-en-ciel se dessina aux yeux de Noé.

Nos dirigeants auront-ils l’audace de monter sur la nacelle de l’arche ? Notre espérance sera-t-elle assez forte pour nous tenir éveillés afin d’apercevoir les pâles couleurs qui nimberont le berceau d’un monde nouveau ?

Jean Casanave
Le 19/06/2020 en la fête du cœur transpercé d’où coula le sang, l’eau et l’esprit d’un Infini amour.

27 juin 2020

Retour du réel



Un appel téléphonique après la première étape du déconfinement. Il s’agit de Cécile (50 ans) qui a retrouvé le chemin de la Foi à l’âge de 35 ans et qui, dans l’enthousiasme de sa conversion, n’a pas ménagé sa peine pour se former et s’intégrer dans la communauté chrétienne.
-    « J’ai passé plus deux mois à me nourrir des eucharisties proposées par les dominicains et les assomptionnistes à la TV ou sur internet et je me suis régalée. Une liturgie sobre et belle à la fois, un déroulement sans bavure, des chants splendides, et des homélies enfin enrichissantes ! Je viens de retourner dans ma paroisse et j’ai retrouvé tout dans le même état qu’avant avec, en plus, une ambiance lugubre, une assemblée masquée et comme accablée. C’était triste à en pleurer. Mais le pire, c’est qu’après avoir reçu le corps de Christ sacramentellement, je n’ai même pas ressenti cette communion que j’éprouvais devant mon écran. Je trouve que c’est grave ! Je ne sais plus quoi faire ! »

Que lui dire si ce n’est que nous sommes tous à la recherche d’une liturgie parfaite dans une Eglise parfaite. Sauf que ce cérémonial ne me dit plus rien, qu’au moment de la consécration mon voisin éternue et crache ses poumons, que la canne de Marie-Jeanne s’étale sur le dallage, que les enfants de chœur gesticulent sans arrêt, que l’animateur entonne trop bas, que le curé s’adresse à nous comme à des gamins et ainsi de suite. « Autrement dit, Cécile, il n’y pas de fraternité vraie et réelle hors de ce réel là. Celui qui nous fait mal, celui qui nous déçoit, celui qui nous blesse. Le plus gênant dans notre foi est bien le mystère de l’Incarnation et ses limites.

Et, souviens-toi encore, qu’au moment de la cène, il y avait autour de la table un futur traitre, un renégat en puissance, un incrédule (Thomas) et quelques autres  « au cœur lent à croire et sans intelligence » qui détaleront au dernier moment. Jésus n’a pas changé de chaîne ou de site pour voir s’il pouvait compter sur une équipe au top niveau.

Mais que cela ne t’empêche surtout pas de chercher, avec tes frères chrétiens, à vivre le repas du Seigneur « en Esprit et en Vérité » même s’il faut « renverser la table » mais surtout les cœurs. Bel été pour toi ! »



04 juin 2020

Village au fond de la vallée (1)




Une cloche sonne


 « Une cloche sonne, sonne, elle chante dans le vent, obsédante et monotone … » l’abbé Jean (Jaun Erretora) s’en est allé !
Ce n’était pas un prêtre d’hier mais d’avant-hier (92 ans) et, paradoxalement, totalement d’aujourd’hui. De jeunes séminaristes, les prêtres de demain, le visitaient parfois, reconnaissant en lui, l’image du vrai pasteur. A l’annonce de sa mort un grand vide s’est ouvert au cœur même du village et dans celui de tous ses paroissiens. On connaissait certes son grand âge, on pardonnait ses travers car il était là, toujours là et depuis longtemps. Il n’encombrait pas les réseaux sociaux, n’était pas débordé par les fake news, ne s’énervait pas devant son ordinateur… : il n’en avait pas ! Par contre, s’il y en avait un qui « sentait le troupeau », c’était bien lui. De ces villages de montagne, il connaissait chaque ferme, chaque famille. Il en avait partagé les inquiétudes quand la vie rude du berger n’attirait plus les jeunes et quand la désertification paraissait inexorable. Mais il avait tenu bon. Puis, les vents avaient tourné. Quelle n’avait pas été sa joie de pouvoir encourager et accompagner quelques pionniers qui avaient pris en main leur destin, pétris qu’ils étaient de l’amour de leur terre et de leur culture chantée dans leur langue et habitée par leur foi. La silhouette familière  de leur curé au verbe haut et au grand béret plat allait manquer dans le paysage. Mais plus que cela ! C’était cette sagesse paysanne affinée au moulin de l’Evangile qui risquait de s’effacer, cette sagesse en sabot  qui n’a rien à envier à celle des studios branchés.


« Qu’allons-nous faire ? Vu la situation actuelle du clergé nous n’aurons plus de prêtre, que deviendra notre église ? » se demandaient certains à la sortie des obsèques.
Alors, une voix se fit entendre : « Vous ne me direz pas qu’une vallée qui a su redresser en sa faveur le destin qui la condamnait à l’oubli  ne sera pas capable  d’animer sa communauté chrétienne si votre foi est encore vive. Rappelez-vous ce que firent les Apôtres  après la mort de Jésus. Ils n’attendirent pas qu’un successeur de Judas leur tombe du ciel. Ils en désignèrent un. Ensuite, ils s’assemblèrent autour de la mémoire du Seigneur dans la prière et l’entraide communes et les Apôtres vinrent soutenir et authentifier leur démarche. Après deux mille ans de Christianisme, vous êtes bien capables d’en faire autant que nos premiers aînés ! » Ils reconnurent cette voix ferme et chantante. Elle venait du porche de l’église qui abritait désormais la trace de leur curé devenu un homme nouveau.

« Une cloche sonne, sonne, sa voix d’écho en écho, dit au monde qui s’étonne (une Eglise) s’ouvre au jour…Village au fond de la vallée…»




(1) Les Aldudes en Pays Basque

22 mai 2020

Merci qui ?





On nous a demandé sur tous les tons de profiter du ralentissement général de nos activités pour retrouver le temps de savourer les choses simples de la vie. Nombreux sont ceux qui en ont profité pour franchir le pas du remerciement. « Merci » est bien l’un des premiers mots que nous avons appris mais dont l’usage spontané a toujours demandé un certain entraînement. Les citadins l’ont réinventé magnifiquement et collectivement tous les soirs à 20h.
 Un merci individuel, oral ou mental, n’est-il pas le bienvenu, tous les matins en nous levant, pour ce sommeil réparateur et pour le prodigieux mécanisme vivant de notre corps qui continue son travail nocturne sans l’accord de notre volonté consciente ?
Merci pour cette journée nouvelle qui nous est accordée, pour la compagnie indispensable de nos proches qui nous oblige à rester des « humains ». Merci pour ce monde de lumière et de couleurs : ces bleus de l’ancolie et du myosotis des fossés, cette palette de verts qui revêt prés et forêts, ce festival flamboyant des premières roses qui éclatent au soleil.  Merci pour la pie jacassière et le clapotis discret du ruisseau. Merci pour cet air à respirer exhalant les fragrances printanières. Merci pour ces gestes d’attention et de solidarité qui embaument la monotonie des jours. Liste inépuisable et renouvelable de mercis, simples et variés, adaptés à toutes les situations et proférés à volonté !
Merci qui ?
A la vie avec un grand V disent certains, aux forces cosmiques, à la nature, au grand Tout pour d’autres. Merci au donateur inconnu pour ne pas faire de jaloux !
Suzon, la maraîchère, redressait son dos cassé par le binage d’un long sillon. La splendeur des Pyrénées lui sautait aux yeux, lui arrachant un « Merci mon Dieu !» .
Tous les matins, Danièle, pensive, laisse défiler les visages des êtres chers, présents et absents, et ajoute un « Merci à toi, notre Père ».
Ce « Dieu Père » restera pour une part le grand donateur inconnu car inconnaissable à portée humaine. Mais Celui dont on nous dit qu’Il reflétait son Image a condensé sa vie en un suprême merci appelé Eucharistie. Alors, en l’absence du rite et unis à Lui, faisons de nos mercis le pain quotidien de la messe la plus simple et la plus gratuite qui soit.



01 mai 2020

Des prêtres et du virus



Surpris par le vide qui s’ouvrait sous leurs pieds, terrifiés par un emploi du temps vierge de réunions, d’offices, de préparations, de permanences et de rendez-vous, certains confrères se sont jetés avec une sorte de frénésie sur les réseaux sociaux qui avalent tout ce qu’on leur donne, de bon ou de mauvais goût. Le retraité du ministère ne peut qu’être admiratif de la débauche d’initiatives et de la créativité débordante qui se sont emparées des presbytères durant cette période de retrait forcé. L’illettré du jargon informatique et l’analphabète des applications diverses applaudit à l’agilité digitale de tous ceux qui, en un tour de main, transforment l’autel de la messe en studio TV et le site paroissial en église portative. Il se souvient néanmoins du verdict sans appel de son professeur de français qui notait en marge de ses rédactions en panne d’inspiration, un cruel : « remplissage ! »
La fête des Rameaux 2020 restera dans les annales des innovations liturgiques. En matière de bénédiction en drive ou à domicile, à coups de goupillon ou de pistolet à eau, on a à peu près tout vu. Dans cette surenchère de scoops, il est curieux que personne n’ait songé à employer un drone cracheur d’eau bénite survolant les balcons verdoyants au son d’un superbe Hosanna! Les pasteurs américains y auraient pensé s’ils avaient été confinés.

Beaucoup d’autres prêtres et peut-être, aussi, les mêmes, souhaitons-le, ont essayé de se rendre utiles en manifestant de bien des manières leur solidarité et leur attention à ceux et celles qui étaient les plus exposés et les plus démunis. Ils ont alimenté des partages de textes, de méditations, d’intentions de prière. Ils ont profité de ces jours calmes pour eux-mêmes mieux prier et pour dégager l’essentiel de l’accessoire. Qu’ils en soient loués ! Cet essentiel, notre Pape l’avait rappelé dans sa première lettre : « Le temps est supérieur à l’espace ». N’allons-nous pas trop vite en besogne en occupant le terrain, en inondant les réseaux sociaux sans prendre suffisamment la peine  de nous inscrire dans l’histoire et la culture du peuple auquel nous sommes envoyés, de humer et de nous imprégner des changements de mentalité  que cette crise a déjà provoqués en profondeur dans notre société ?        
   
Mais ce qui a le plus intrigué le chroniqueur qui fait toujours partie de la confrérie, c’est cette sorte de volupté  qui émanait des acteurs de ces mises en scène. Il faut croire que la mode des selfies a créé une sorte d’addiction dans les membres du clergé. Rien de plus normal que de se servir des moyens de communications pour laisser retentir la Bonne Nouvelle, mais l’omniprésence du prêtre et l’absence des représentants de la communauté chrétienne laisse songeur !

Autre sujet d’étonnement, cette précipitation à vouloir à tout crin recommencer  « comme avant » au point d’interpeler le gouvernement sur cette situation d’urgence spirituelle. Oui, cette période nous a appris que les signes quels qu’ils soient sont indispensables à la vie. Oui, le confinement total est mortifère. Oui, on peut déplorer la suppression des offices centraux de la Semaine Pascale. Non, le signe virtuel interchangeable et modelable à souhait ne saurait remplacer l’affrontement de la réalité des personnes vivantes car dans ce corps à corps,  il en va de l’Incarnation elle-même ! 
Mais a-t-on vraiment pris le temps d’écouter l’appel que nous lancent nos églises vides ? Allons-nous encore continuer à piaffer d’impatience ou inventer d’autres ersatz du culte dominical ?
Pourquoi, plutôt, ne pas mettre à profit ces quelques jours qui nous séparent de la « reprise » pour lancer un sondage parmi les paroissiens : « Qu’est-ce qui vous a le plus manqué pendant ce confinement ?
En l’absence d’Eucharistie, avez-vous été le plus privé de la dimension fraternelle de la communauté ? Du partage de la Parole de Dieu ? De la Communion ? Et quelques autres questions de ce type…
Nous aurions certainement bien des surprises et les conseils paroissiaux auraient matière à réfléchir et à réagir !

Un théologien tchèque, Tomas Halik résume la situation en ces termes : « Nous pouvons, bien sûr, accepter ces églises vides et silencieuses comme une simple mesure temporaire bientôt oubliée. Mais nous pouvons aussi l’accueillir comme un kairos – un moment opportun « pour aller en eau plus profonde » dans un monde qui se transforme radicalement sous nos yeux. Ne cherchons pas le Vivant parmi les morts. Cherchons-le avec audace et ténacité, et ne soyons pas surpris s’il nous apparaît comme un étranger. Nous le reconnaîtrons à ses plaies, à sa voix quand il nous parle dans l’intime, à l’Esprit qui apporte la paix et bannit la peur. » (1)
Merci aux prêtres qui soigneront patiemment les racines au lieu de gratter  fébrilement la surface !

(1) Site Hebdomadaire La Vie 24 04 2020

21 avril 2020

Seul et en bas




Place Saint Pierre Rome. Une petite pluie de printemps lave le dallage luisant. L’homme en blanc s’avance. Le visage grave, la démarche pesante, écrasé par le silence. Appuyé sur un Simon de Cyrène, il gravit quelques marches. Il prie.
Il prie sur un vide béant. Seul. Seul et en bas. Lui, le locataire du balcon prestigieux de la haute basilique, est descendu. Il est descendu sur le parvis, au ras de nous ; il a marché comme nous, cherchant un appui et nous ne sommes pas là. Nous sommes au fond de nos abris, tétanisés par la tempête, effrayés par le virus meurtrier. Un masque de méfiance barre notre visage, à distance du regard inquiet de l’autre bâillonné. La Chine, l’Italie, la Corée, l’Espagne, la France paient un lourd tribu à la pandémie. Les Etats-Unis suivent comme le reste du monde. L’Inde tremble. L’Afrique attend, résignée…

L’épidémie a soulevé une immense vague déferlante d’images, de sons, de mots, de lettres. Les hommes, réduits à l’impuissance, ont dégainé leur arme spéciale : La parole. Elle rassure : « Je suis vivant !». Elle fait le lien, brise la solitude: « Tu n’es pas oublié ! ». Elle nomme l’ennemi, lui donne un visage, le regarde dans les yeux : « Tu seras vaincu ! ». Elle transmet le message que chacun croit essentiel : « Je n’avais pas tout dit de moi, je vous livre cette parole au cas où ! ». Suprême recours de la parole humaine !
Des hommes et des femmes de toutes conditions, de toutes opinions et religions ont lâché les rênes de leurs idées, commentaires, analyses, invectives, cris de rage ou chansons. Leurs textes ont circulé en boucle. Ils parlent de confiance à faire ou à ne pas faire aux spécialistes, aux responsables, aux consignes données, à la force de la vie et même à la peur qui trouve des solutions là où il n’y avait que problèmes. Ils disent leur solidarité avec tous ces soignants et autres combattants qui débordent de courage et de générosité. Tous en appellent à l’espoir à l’exemple de cette religieuse italienne qui a composé cette hymne inspirée à la « speranza ».


Et le vieil homme, les yeux clos, habité par les multitudes, a laissé longtemps résonner tous ces appels angoissés, ceux de cette scénariste française, de ce théologien tchèque, de cet écrivain tchadien. Il a égrené le chapelet de ces innombrables initiatives qui réduisent les distances, donnent du réconfort et se répètent à l’infini sur cette planète, à la fois tremblante et souriante. Et voilà qu’au plus profond de lui, il tressaille de joie, convaincu plus que jamais qu’une certaine Eglise, organisationnelle, auto référencée, sûre de son pouvoir, va s’effacer. Seul, sur la place vide, il est persuadé que désormais sur cet océan de paroles compétentes ou dérisoires, rassurantes ou effrayantes, l’Eglise ne sera plus une bouée mais un phare. Un phare qui donne à entrevoir non seulement un avenir mais un au-delà, qui signale non seulement un sauvetage accompli mais un salut à accueillir. Sans ce phare, planté dans la tempête, les hommes délivrés du péril immédiat mais privés d’une autre perspective que celle d’une mort prochaine, chercheraient à profiter encore plus de cette vie précaire et retomberaient dans leurs errements mortifères.

Voici qu’à son tour, il parle. Et le vide avale son discours comme un gouffre la cascade. Il renvoie à ses frères humains l’écho de leurs paroles mais en décalé. Il a entendu « confiance », il répond « foi » ; il a compris « solidarité », il invoque la « charité » ; il a reçu « espoir », l’écho renvoie « espérance ». Ce sont les mots des hommes mais passés par les lèvres du Christ, puisés dans le cœur de Dieu. Mots d’une autre dimension qui poussent notre horizon au-delà de la ligne sombre de la peur et de la mort. La Foi donne la main à la confiance mais n’exige ni preuves et ni conditions requises. La Charité se répand en solidarité mais sans réciprocité attendue. L’Espérance prend le relais de l’espoir quand celui-ci défaille. Trois mots qui cassent nos certitudes comme le virus l’a fait de nos habitudes.

C’était le 27 mars 2020. La colonnade du Bernin, interdite aux habitués des vertus théologales, ouvrait ses bras immenses au monde entier pour lui donner l’accolade. La Parole de François reprenait en trois mots les cris et les murmures de tous ceux et celles qui, revenant sur eux-mêmes, réinventaient la vie de maintenant et d’après. La place Saint Pierre était vide, le pape était seul. Ce jour là, il sentit le souffle provoqué par cet ouragan de paroles tournoyer dans les labyrinthes de pierre. Il entrevit des langues de feu scintiller dans l’obscure basilique. L’Esprit avait allumé le détonateur de la prise de parole dans la Ville et dans le Monde.
Revenu chez lui, il songea à promulguer l’ouverture d’une Année Sainte dédiée à la refondation de notre humanité. 

18 avril 2020

La mort peut nous confiner mais ne peut pas nous anéantir



Il paraissait bien grand ce cimetière de village en ce matin de printemps. Une petite poignée d’affligés accompagnaient une mère et grand-mère, nonagénaire, jusqu’à sa dernière demeure. Ils auraient bien voulu se serrer les coudes mais c’était interdit. Ils étaient doublement peinés. Non seulement par la perte de leur être cher mais aussi par le service réduit imposé par l’épidémie. Le contraste était saisissant entre la longévité d’une belle et riche vie et la brièveté de l’au-revoir. Combien de Berthe, de Rose et de Félix qui ont vécu sans tapage sont partis sans bruit ces temps-ci !
« Ainsi va la vie ! C’est la vie ! » entendons-nous quand la mort donne rendez-vous aux plus âgés d’entre nous. Ce genre de formule a quelque chose de choquant tellement elle paraît inadéquate en pareille circonstance. C’est la vie ou c’est la mort ?
La pandémie actuelle nous oblige justement à ne pas trancher. Elle nous rappelle douloureusement qu’il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre la mort mais que c’est bien la vie qui est porteuse de mort. Au lieu de distinguer l’une et l’autre, ne pourrions-nous pas plutôt parler d’une vie mortelle (la nôtre) par rapport à une vie éternelle ? Si la vie vivante porte en elle-même sa mort, pourquoi la vie mourante ne porterait-elle pas une autre vie ?

C’est ce que le Christ est venu nous rappeler  quand, après son passage au  tombeau, Il s’est révélé comme vivant. La mort n’avait pas pu anéantir la vie divine qui l’habitait de toute éternité, vie qu’Il avait déjà entièrement donnée. Il en est de même pour nous. Nous croyons que nous ressusciterons parce qu’il y a en chacun de nous une part de l’Esprit de Dieu, l’âme, détériorée, parfois abîmée  par notre péché mais que notre Foi au Christ a régénérée par le baptême. Grâce à ce germe indestructible, après la disparition de ce qui en nous est corruptible, nous serons baignés, comme par un second baptême, dans la vie divine. Et tout ce qui aura contribué à notre identité de fils de Dieu, tout ce qui aura composé et nourri notre vie et notre personne, c’est-à-dire la création tout entière, constituera ce monde nouveau que nous appelons le Royaume  de Dieu.
Si le monde visible est confiné, privilégions l’invisible et accueillons en nous l’homme nouveau celui de la Pâque nouvelle !



24 mars 2020

Garder ses distances. Comment?


Profitant du confinement imposé, je me suis mis en tête d’exécuter l’un de ces travaux, non pas d’Hercule mais plutôt de Sisyphe, qui demande beaucoup de temps, une infinie  patience et un vain acharnement pour un résultat sûrement décevant. Armé d’un vieux couteau dont la lame oubliera vite qu’elle tranchait comme un rasoir, je gratte un long mur qui clôture ma maison. Un de ces hauts murs de galets, de sable et de chaux que tous mes visiteurs envient. Il sent le travail bien fait et les matériaux nobles. Il me rappelle l’endurance et la sueur de mes ancêtres. Malheureusement, il offre à toutes les graines emportées par le vent ou transportées par les oiseaux du ciel un abri sûr et des conditions improbables mais suffisantes pour germer. Ainsi la moindre fissure, le moindre interstice, la plus petite anfractuosité se fait un devoir d’offrir le gîte et le couvert à ces plantes rustiques adorables qui marquettent la muraille, la parent de couleurs, font preuve d’une discrétion  exemplaire quant à leur taille mais poussent leurs radicelles jusqu’aux profondeurs des jointures des pierres. Et je vrille, je tire, j’extirpe, et je m’acharne sachant pertinemment  qu’il restera toujours un minuscule fil végétal qui s’accrochera encore à une once de poussière et qui, dans un an, dans deux ans, viendra me narguer et me dira : « Pourquoi ce combat ? La vie sera toujours la plus forte. La preuve ? Regarde tous ces vieux murs qui sont encore debout. C’est la végétation qui les soutient, et ce lierre que pourtant tu maudis ! »

Ainsi, occupé à une tâche bien servile, je me surprends à méditer sur la vie ou, plutôt, une parcelle de vie éphémère, la mienne, médite sur l’obstination de la Vie et sa fragilité.

Cette dramatique épidémie, nous dit-on, aura au moins l’avantage de nous rappeler deux évidences :
-     la vie est fragile et pourtant elle paraissait plus que jamais offrir une docilité totale aux rêves d’éternité des hommes.
-    une certaine distance à maintenir entre nous n’est pas le signe d’un dédain hautain mais une nécessité vitale. « De l’air, s’il vous plaît !»

Il suffit donc de peu pour faire trembler sur ses bases la toute-puissante machinerie planétaire que l’espèce humaine a inventée pour lui servir de gigantesque prothèse. Un invisible grain de vie s’infiltre dans les rouages et tout est remis en question. Dans l’euphorie générale du progrès triomphant, les hommes n’avaient-ils pas trop vite oublié que l’être, l’existence, la vie ne vont pas de soi ? Ce qui serait « normal », ce sont leurs contraires : le néant, le rien, le vide, même si en les nommant on en fait encore quelque chose. La vie comme l’être ne vont pas de soi, ils sont comme un défi et une victoire sur le néant. Ils tiennent du miracle ! Jamais le néant ou le non-être n’aurait produit de lui-même l’être si celui-ci n’avait répondu à un appel comme le suggère Paul : « Dieu…qui appelle à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4,17). Teilhard de Chardin  dans son texte inspiré « La messe sur le monde », qu’il faut relire en ces temps de privation de rites, parle d’une création « mue par votre attrait » (celui du Créateur) et qui se déploie dans « un effrayant labeur ». La vie ne serait donc pas un donné compact définitivement acquis et assuré mais une gestation permanente en perpétuel effort pour advenir et se maintenir. La fragilité de l’être et de la vie viendrait-elle, alors, d’une attirance originelle vers le non-être ou bien d’une usure, d’une incapacité à entendre l’appel créateur toujours cerné par le silence du néant ?
La philosophe Simone Weil, reprenant une tradition juive, imagine que la Création est advenue parce que Dieu s’est effacé comme l’océan crée le continent en se retirant. Cet effacement aurait permis une existence autre que divine, comme tout déplacement produit un appel d’air, un dérangement.
Ainsi, c’est en créant de la distance que l’Etre Eternel permet aux êtres relatifs d’exister ! Les arbres nous le disent à leur façon : plantés trop près les uns des autres, ils font de l’ombre à leurs semblables et entravent leur croissance.

Faut-il en conclure que Dieu est confiné dans une sphère à lui seul dévolue et qu’Il doive se tenir le plus loin possible de nous ? C’est ce que toutes les religions ont voulu traduire en employant les concepts de « sacré » et de « profane ». Tout ce qui « toucherait » à Dieu serait sacré et ce qui serait laissé à l’initiative de l’homme serait profane. Mais Dieu est un « touche à tout » et l’autonomie humaine le concerne également. Comment, alors, garder encore cette distance créatrice ?

L’Incarnation va bousculer le champ du sacré. Elle ne va pas annuler la distance créatrice mais la déplacer. Désormais le sacré ne surplombera pas l’humanité pour la terrifier mais la traversera et la dépassera pour l’appeler à un accomplissement, une perfection. « Je suis la Vie » résonnera non plus comme en surplomb mais comme un horizon lumineux et douloureux à la fois.
Si cette pandémie nous rappelle que nous sommes en quelque sorte tous co-créateurs, alors il convient de nous demander quelle est la qualité de distance que nous respectons ? Une distance d’écrasement ? d’effacement ? ou de dépassement ?
Que tout ceci ne nous empêche pas de garder celles recommandées par souci de préserver nos frères de l’épidémie !


21 mars 2020

Babel : plan B



On se souvient de cette tour qui devait défier le ciel et Dieu. Une langue commune facilitait le projet. Avant que l’édifice ne touche le firmament, Dieu mit le désordre dans le langage, les hommes se dispersèrent en divers peuples et le projet échoua. La Bible ne dit pas que dans leur maligne ingéniosité les hommes avaient prévu un plan B. Et nous y sommes.

L’anglais commun a pris tous les accents du monde. Avec son aide, les hommes  se sont occupés du jardin dont ils s’étaient appropriés pour en faire un paradis bien organisé. Par la mondialisation des échanges  et des biens, ils ont voulu effacer le risque des ouragans monétaires, la gelée des guerres froides et la disette économique. A chaque partie du jardin a été assignée une spécialité. A l’une, l’atelier du monde, à l’autre, les agrumes sous plastique ou les usines à viande, à une autre encore, les calculs informatiques, à la France les produits de luxe et les laboratoires d’idées, à l’Afrique, la patience pour attendre son tour. Et tout cela sous la houlette des grands maîtres de la finance et de la politique qui se partagent les prébendes. Le résultat en est un homme « transformé » ! Un individu devenu contrôleur-serviteur de la machine ou du robot, enregistreur-pourvoyeur du savoir instantané, gros amateur de loisirs programmés et enfin pousseur-payeur de caddie ou adorateur d’Amazon. Bref, la jouissance paradisiaque assurée !

Sauf que les maîtres du jardin avaient oublié que sur cette terre vouée à l’obésité consentie et à la dévoration sans retenue, le petit, l’oublié, le négligé, l’invisible peut s’infiltrer partout et gripper la machine. Le virus de l’épidémie défie la médecine, celui de la peur et de la faim multiplie les migrants, celui des nationalismes tente de boucler en vain les issues, celui des séparatismes cadenasse les cerveaux, celui des « sans-voix » bloque la circulation, celui de la méfiance empoisonne le quotidien…

Partout cependant, fleurissent « de nouveaux modes de vie » qui prônent la sobriété, la solidarité, la proximité, la qualité du produit et de la vie. Bref, les hommes réinventent les limites que le Créateur avait posées en lui offrant son jardin, non pour l’asservir mais pour lui éviter d’entrer dans des impasses mortelles, lui et  la « maison commune »… Limites qui ouvrent sur un champ infini.

21 février 2020

Héritiers


Autrefois, dans les campagnes, la transmission d’une ferme, d’un atelier ou d’un commerce se déroulait sans bouleversement notable. Les parents  cessaient de travailler lorsque leur fils ou leur fille avait atteint un âge qui leur interdisait des expériences hasardeuses. C’est ainsi qu’une lourde immobilité pesait sur la société rurale et que se maintenaient durablement les « maisons ». C’était l’époque des l’héritiers. Trois cas de figure régentent aujourd’hui les transmissions familiales : le successeur, le promoteur, l’acquéreur.
Les successeurs formés aux techniques les plus modernes, retiennent l’expérience des anciens et l’adaptent aux normes nouvelles. Les  parents, heureux de garder le fruit de leur travail dans la famille se mettent en retrait et accompagnent avec sympathie et d’un œil indulgent les performances et les innovations de leur progéniture.
Bardée de diplômes et gavée de propositions financières aussi alléchantes les unes que les autres, la génération des promoteurs piaffe d’impatience, chamboule l’entreprise de fond en comble et organise l’échelonnement de ses dettes. Les anciens se taisent ; d’ailleurs, on ne leur demande pas leur avis ! Inquiets, ils redoutent la culbute.
Troisième cas. Les enfants ne prennent pas la relève de l’exploitation agricole. Il faut faire  appel à des exploitants « hors cadre familial » et c’est le « quitte ou double ». Nous retrouvons les paramètres précédents.
L’Eglise, souvent comparée à une famille, n’échappe pas à la règle. Longtemps, les paroissiens et les membres du clergé se sont contentés de reconstituer le modèle qu’ils avaient connu dans leur enfance. Plus tard, successeurs et promoteurs, fils du Concile Vatican II, ont voulu retrouver l’innovation et la nouveauté qui collent aux semelles de l’Eglise depuis sa fondation. Leur action a connu des fortunes diverses !
Aujourd’hui, en ce qui concerne l’Eglise, l’héritier a disparu. Le successeur et le promoteur constatent que la « terre chrétienne » qu’ils foulaient, se dérobe à leurs pieds. « L’écosystème croyant » où ils évoluaient n’est plus le même. Faut-il redouter l’arrivée d’un acquéreur-entrepreneur ou accueillir celle d’un petit-fils à la fois aimant et entreprenant?


20 janvier 2020

Que tu es pénible !


Quelle est la mère de famille qui n’a pas jeté ces mots à la tête de son adolescent en pleine phase de rébellion. « Il devient de plus en plus en plus pénible », dit-on, en sourdine, du grand-père grincheux qui fait payer à ses proches son incapacité à se suffire lui-même. La pénibilité, qu’il ne faut pas confondre avec la souffrance, est à l’ordre du jour de la loi sur la réforme des retraites dont l’accouchement s’avère, lui aussi, de plus en plus pénible.

A-t-on bien mesuré la fluidité d’un concept aussi insaisissable? Certes, il existe des critères objectifs d’effort physique, de temps de travail, d’horaires, de pression psychologique qui peuvent se mesurer. Mais aussitôt énoncés, ne sont-ils pas contredits par les circonstances changeantes, le ressenti de chacun, l’impossibilité d’une graduation ? Faire entrer dans le cadre d’une loi les critères de pénibilité n’est-ce-pas ouvrir la porte à une multitude de cas particuliers et soulever des motifs de frustrations sans fin ? Comment évaluer l’effort d’attention du charpentier, toute la journée en déséquilibre sur un toit, par rapport à celle  d’un conducteur de train ?

« Le Robert » précise bien que travailler vient  de « tripaliare », « littéralement tourmenter, torturer » ! Faut-il rajouter l’injonction divine du livre de la Genèse : « Tu travailleras à la sueur de ton front » pour réaliser que la faute de l’homme, appelée ici le péché, augmente les dysfonctionnements qui amplifient encore la peine ?

Ce débat sur la pénibilité à géométrie très variable pourrait au moins nous donner l’occasion de réfléchir à l’amélioration possible de nos conditions de travail. La reconnaissance de la nation et donc de chacun envers tous les corps de métier quels qu’ils soient, l’entraide et la solidarité au sein des professions et des entreprises, et pourquoi pas la fierté retrouvée du devoir accompli au service du Bien commun, pourraient grandement y aider.

La loi peut nous obliger au respect de l’autre, compenser la pénibilité de certains travaux, neutraliser les conséquences néfastes de nos erreurs ou de nos fautes mais elle ne peut pas nous contraindre à aider notre prochain au quotidien. C’est pourtant ce pain-là  qui réchauffe l’auvergnat de Brassens.


L'Auvergnat de Brassens

05 janvier 2020

Frontières, fractures et passeurs.


La ligne majestueuse des Pyrénées barre l’horizon. Ici la France, là bas l’Espagne. Ligne de défi : suffisamment nette pour marquer la séparation, mais assez large et poreuse pour susciter rencontres et visitations. Depuis toujours, elle a été franchie.

Certains ont creusé des tunnels. Perforeuses, pelleteuses, excavateurs, tels de géants scarabées aux mâchoires monstrueuses, ont fissuré, entaillé, explosé, avalé et projeté des tonnes de roches, de terre, de ciment et d’acier. Un jour, les tunneliers opposés se sont rencontrés, se sont congratulés et ont laissé place aux officiels. Ceux-ci ont coupé un ruban, pris la parole, ont aligné chiffres, pourcentages et avalanches de promesses économiques et financières. Ils ont trinqué à l’amitié et à l’intérêt des peuples. La voie royale est désormais ouverte aux chenilles de wagons ou aux caravanes de camions. Nos besoins sont comblés. La montagne est percée et désormais, ignorée.

D’autres ont décidé de passer par les hauteurs. Ce sont ces montagnards légèrement équipés qui baladent leur silhouette sur les lignes de crêtes en s’offrant de temps en temps la vue infinie que leur offre l’observatoire d’un sommet. Ils croisent souvent d’autres amoureux de ces hautes randonnées qui viennent du versant opposé. Ils ne manquent jamais d’échanger quelques mots maladroits dans la langue de l’autre. De quoi parlent t-ils ? D’abord, de l’autre. De la montagne, du temps qu’il fait, du brouillard qui menace, du chemin à prendre, du panorama à contempler. Ensuite seulement, ils demandent d’où ils viennent, s'ils sont espagnols, aragonais, basques ou béarnais. Et ils repartent souhait aux lèvres, adios, à Dieu…

Enfin, ils y a ceux qui, depuis des millénaires fréquentent les pâturages et les cols, suivant en cela l’itinéraire sinueux de leurs troupeaux. Ce sont les bergers. Ils savent bien que les bêtes ignorent la frontière et que la tentation est forte de voir si l’herbe du voisin est meilleure. Au gré des frictions et des batailles antérieures, un code traditionnel de bonne conduite réciproque s’est lentement imposé et chaque été donne lieu à quelques rencontres quasi rituelles. De quoi parlent ces pasteurs réunis autour d’un verre de vin ? De la santé des hommes et des bêtes, des caprices du temps, de la cherté de la vie, de la mévente de leurs produits. Et puis, de l’enfant qui est né, de l’ancêtre qui est parti, du changement de gouvernement. La vie comme elle va, avec ses satisfactions et ses imprévus, ses coups durs et ses sourires…. Santé ! A la vôtre !

Il en va des rencontres des religions comme du passage des frontières. Nous connaissons ces chercheurs de tous bords qui scrutent les textes fondateurs, rongent les parchemins, fourbissent des colonnes d’arguments, réunissent des colloques et éditent les discours officiels qui serviront d’outils aux prochaines avancées. Ils pourraient même risquer de manquer le rendez-vous avec ceux d’en face, tellement ils sont occupés à leur chantier de titans. De la connaissance jaillira l’unité !

Ignorant souvent le travail en profondeur, les fidèles des diverses religions vivent leurs traditions au quotidien. Il leur arrive parfois de s’inviter aux fêtes des différents calendriers, de partager un repas, d’échanger des recettes et leur savoir-faire. Les mamans donnent des nouvelles de leurs grands enfants et les pères se congratulent pour un mariage annoncé. Et si nul ne vient souffler sur de vieilles braises, la vie se passe à l’aulne des distances et des rapprochements librement consentis et codifiés par un long usage.

Pendant ce temps, les veilleurs, installés sur les crêtes savourent le plaisir de se retrouver parce qu’ils n’ont jamais quitté des yeux l’autre cime inaccessible, celle qui les dépasse, mais qui reste leur raison d’être et de marcher.

Hubert de Chergé et Khaled Roumo sont de ceux-là. Le frère du prieur de Thibirine assassiné, est un « habité ». Son ton méditatif vous renvoie sans cesse à un au-delà de lui-même, une Présence ou des présences qui auraient pu le hanter, mais qui au contraire le pacifient. Son ami musulman, auteur de « Le Coran déchiffré selon l’Amour (1) », je le qualifierai « d’inspiré ». Son verbe choisi et enjoué trahit son naturel de poète, mais sa parole vous perfore jusqu’au creux de votre être. « Aller à la rencontre de l'autre et le découvrir tel qu'il aime se révéler" : c’est à ce niveau- là que peut se situer selon eux une rencontre inter-religieuse, d’autant plus féconde qu’elle renvoie l’autre à être encore mieux chrétien ou mieux musulman.

En les écoutant, je me prenais à rêver. Quelle société pourrait faire cohabiter ces trois étages de passeurs de frontières, de guérisseurs de fractures, aussi indispensables les uns que les autres ? Quand, les discours politiques ou religieux, rivés sur la conquête ou le maintien du Pouvoir ou de la Vérité, s’interdiront-ils d’instrumentaliser les approches diverses du divin ? Enfin, n’a-t-on pas trop tendance à prendre à la lettre le rêve d’Isaïe qui voulait que son Dieu comble les ravins et rabote les montagnes…en oubliant que nous ne sommes pas Dieu…

(1) aux éditions Alphée, Koutoubia, 2009

"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.