21 janvier 2023

Service et pouvoir


 Heureux les serviteurs attentifs et ponctuels, proclame l’évangile lorsque le maître tarde à rentrer de la fête. « Grand serviteur de l’Etat » titre la presse quand elle présente un personnage qui a accumulé des fonctions administratives. Cette expression est encore synonyme de compétence, de probité et souvent d’abnégation. Le service de l’Etat, en effet, ne supporte pas l’amateurisme, les passe-droits, la recherche de la promotion personnelle ou de la vaine gloire. Il ne s’agit pas uniquement de représenter l’Etat mais d’en  partager le pouvoir, garant du Bien commun au-delà des intérêts particuliers. Alors, comment conjuguer service et pouvoir ? Le baptisé ne peut pas échapper à cette question.
Quelle a été l’attitude de Jésus vis-à-vis de ceux qui commandaient, le civil et le religieux étant confondus dans la société de son époque ?


 Rappelons-nous  la rencontre avec Jaïre, notable juif dont le thaumaturge de Nazareth  relève la fille du sommeil de la mort. Avant de partir, Jésus fait une recommandation : silence et discrétion. Le vrai service ne claironne pas. 


Souvenons-nous  aussi du centurion, l’étranger, l’occupant : « Dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri…Je n’ai pas trouvé une telle foi en Israël ». Avec Jésus pas de discrimination : ami ou ennemi, celui qui souffre a droit à notre compassion et à notre aide. Le soldat romain était déclaré impur, à tous points de vue infréquentable. Rien que la loi, toute la loi, dit-on. Il y a cependant  des occasions où il faut la surpasser et prendre des risques. 


Risques qu’encourut ce prophète itinérant qui osa traiter Hérode de renard. La fréquentation des arcanes du pouvoir  a dû mettre le « grand serviteur de l’Etat »  aux prises avec de nombreux rusés. Sa lucidité et son indépendance d’esprit l’ont peut-être préservé des morsures carnassières des renards tapis dans les sous-sols de la politique !


Regardons Zachée, le collaborateur, sur son sycomore. « Je viens manger chez toi ». Partager le pain, communier, avec un pécheur notoire mais, capable de se convertir au risque là aussi de provoquer un scandale. Distinguer la loi qui s’impose, du citoyen ou de la collectivité pris en faute, demande un regard distancié.


Enfin, son dialogue avec Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir s’il ne t’avait pas été donné d’en haut…» Jésus remet le puissant à sa place, à genoux devant la Vérité d’en haut  toujours inaccessible. Et le représentant de César fera bien de ne jamais confondre son pouvoir avec celui de Dieu : « Rendez à César ce qui lui appartient et à Dieu ce qui est à Dieu». L’insigne ou la tenue officielle de la fonction rappelle,  s’il le faut encore, que le pouvoir  nous dépasse, il vient d’ailleurs, il ne nous appartient pas.


Quelle que soit notre position sociale, nous exerçons tous un certain pouvoir. Et comme les frères Zébédée, Jacques et Jean, nous sommes tous tentés de le mettre à notre service : « Celui qui voudra être le premier, leur répond Jésus, se fera l’esclave de tous » Or, justement, nous baignons dans une culture du pouvoir immédiat et quasi absolu. L’époque contemporaine, grâce aux fabuleuses possibilités du numérique, nous laisse croire que tout est à notre portée. Elle nous a donné de tels moyens que nous croyons avoir atteint le piédestal de Dieu. Malheureusement, chacun veut y accéder, or, il n’y a de place, à ce niveau là, que pour un Seul. D’où cette rivalité et cette violence larvée qui s’infiltrent partout et éclatent au moindre motif. L’abandon généralisé de la reconnaissance d’un seul Dieu a favorisé l’émergence de petits dieux (c’est à dire chacun de nous) qui veulent faire la loi et ravir les meilleures places. Sous nos yeux, notre société se fracture entre ceux qui auront les clefs de la connaissance informatique quasi-infinie et ceux qui resteront, de plus en plus nombreux sur le bas-côté, faute de pouvoir ou de savoir s’adapter. 


Le terrain du pouvoir est miné. Est-ce une raison pour que le chrétien se tienne frileusement à l’écart de ses risques et de ses pièges? Certainement pas ! Mais s’il s’engage, il le fera en gardant fermement un seul critère : retrouver la finalité première de la Loi et de toute gouvernance : protéger le petit et le faible des violences multiples qu’ils subissent.
Heureux sera-t-il d’avoir été ce serviteur « fidèle à veiller ! ».

12 janvier 2023

Foi et raison

 


 Lors des obsèques du Pape émérite ont refleuri, inévitablement,  les « ismes »  dans lesquels certains l’avaient définitivement encadré : conservatisme, rigorisme, traditionalisme. Ils  avaient tout simplement oublié ces propos de Joseph Ratzinger datés de 1969, extraits d’une émission d’une radio allemande, que rappelait récemment René Poujol dans son blog : « …Ce sera une Eglise plus spirituelle qui ne s’arrogera pas un mandat politique (…) mais après l’épreuve de ses divisions, d’une Eglise intériorisée et simplifiée sortira une grande force...  Il me semble certain que des temps très difficiles sont en train de se préparer pour l’Eglise. Mais je suis aussi tout à fait sûr de ce qui restera à la fin : non l’Eglise du culte politique mais l’Eglise de la foi… C’est sûr qu’elle ne sera plus la force sociale dominante dans la mesure où elle l’était jusqu’à il y a peu de temps. Mais l’Eglise connaîtra une nouvelle floraison et apparaîtra comme la maison de l’homme, où trouver vie et espérance au-delà de la mort. » 


N’ayant pas eu la force de mettre en musique cette Eglise nouvelle pour laquelle il souhaitait des ministères différents, il a posé, lors de sa « sortie » l’acte le plus audacieux de son pontificat laissant abasourdis ses détracteurs comme ses admirateurs. La raison est venue au secours de la foi. Réduire une personne, quelle qu’elle soit, à un seul qualificatif est toujours imprudent et dangereux. Au fait, Jésus, était-il progressiste ou traditionaliste ?


« Je ne suis pas venu abolir mais accomplir » nous a-t-il dit en parlant de la Loi Juive. Certes il l’a accomplie et même surpassée ! Alors, pourquoi  aurait-il  déclenché chez les tenants de « la tradition des pères » une opposition telle qu’elle lui valut une mort en croix, s’il n’avait pas profondément déstabilisé les croyances de ses contemporains ? Prétendre, comme il le fit, se placer au-dessus de Moïse était blasphématoire : « Moïse vous a dit… moi je vous dis… »
Enfermer l’expression de la foi dans une tradition figée par une langue, des rites ou des dogmes est indigne du « sujet » de notre foi et de notre amour : Dieu lui-même. Vouloir, à l’inverse, la présenter sous les couleurs de la modernité contemporaine sans les passer au feu de l’évangile l’est tout autant. Laissons à Dieu le soin de nous déconcerter encore par une révélation de son identité qui n’en finira jamais de nous bousculer.



01 janvier 2023

A un moment donné

 


 « Une année de plus » se réjouit le petit garçon qui rêve de devenir grand et de rattraper le statut de son frère aîné. « Une année de moins » soupire le grand-père qui fait le décompte de celles qui lui restent  à vivre. Mais quelles que soit les réactions qu’il suscite, le rouleau compresseur des jours, des nuits, des semaines, des mois et des années poursuit son travail de broyage inlassable. Il n’a que faire de nos émois et de nos commentaires qui souvent se contredisent et s’annulent. Le temps paraîtra bien trop long pour le condamné à la solitude mais, le même, se plaindra amèrement  du rythme trop rapide des années qui s’accumulent. Le temps, lui, n’en a cure, il passe par-dessus tout…
Il nous reste à le vivre mais comment ?


« Je n’ai pas le temps…Il faut prendre le temps de…Puis-je te voler quelques minutes… J’ai gagné deux heures…Vous perdez votre temps… »  autant d’expressions quotidiennes qui dénotent d’un rapport au temps  de l’ordre de la possession, de la maîtrise, du découpage parcimonieux. La culture numérique l’accélère toujours plus et pourtant, elle est, dit-on, chronophage ? Le temps est pensé comme un bien à défendre, à rentabiliser, à produire; le temps c’est de l’argent, répétions-nous en apprenant l’Anglais. Nous savons aussi qu’il y a un « maître des horloges », qu’il réside au palais de l’Elysée et qu’il est chargé de « remettre les pendules à l’heure »! Et voilà Chronos devenu dieu de la République !

Bref, nous n’avons pas le choix. Ou bien nous entretenons l’illusion de maîtriser notre temps au risque de manquer les rendez-vous avec des imprévus prometteurs ou bien nous nous condamnons à courir éperdument après lui jusqu’à l’asphyxie fatale. Une expression banale pourrait nous ouvrir un passage pour sortir de ce dilemme : « A un moment donné ». Elle est souvent employée pour mettre en valeur la surprise d’un évènement : « à un moment donné le cheval se cabra et le cavalier tomba… ». Elle souligne également la dimension gratuite du temps : « donné ». Or l’imprévu ne peut se vivre qu’au présent et le temps, malgré tous nos efforts pour le programmer et l’anticiper reste un cadeau de chaque instant. Les sages grecs avaient inventé le « temps opportun » celui de la coïncidence entre l’action humaine et le vouloir divin dans un acte ajusté au moment donné. Au début d’une année nouvelle, à défaut de maîtriser notre temps, souhaitons-nous de répondre avec discernement à l’appel de l’instant présent et de savoir le partager en toute gratuité comme notre plus grand bien.



"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.