Place Saint Pierre Rome. Une petite pluie de printemps lave le dallage luisant. L’homme en blanc s’avance. Le visage grave, la démarche pesante, écrasé par le silence. Appuyé sur un Simon de Cyrène, il gravit quelques marches. Il prie.
Il prie sur un vide béant.
Seul. Seul et en bas. Lui, le locataire du balcon prestigieux de la
haute basilique, est descendu. Il est descendu sur le parvis, au ras
de nous ; il a marché comme nous, cherchant un appui et nous ne
sommes pas là. Nous sommes au fond de nos abris, tétanisés par la
tempête, effrayés par le virus meurtrier. Un masque de méfiance
barre notre visage, à distance du regard inquiet de l’autre
bâillonné. La Chine, l’Italie, la Corée, l’Espagne, la France
paient un lourd tribu à la pandémie. Les Etats-Unis suivent comme
le reste du monde. L’Inde tremble. L’Afrique attend, résignée…
L’épidémie a soulevé
une immense vague déferlante d’images, de sons, de mots, de
lettres. Les hommes, réduits à l’impuissance, ont dégainé leur
arme spéciale : La parole. Elle rassure : « Je suis
vivant !». Elle fait le lien, brise la solitude: « Tu
n’es pas oublié ! ». Elle nomme l’ennemi, lui donne
un visage, le regarde dans les yeux : « Tu seras
vaincu ! ». Elle transmet le message que chacun croit
essentiel : « Je n’avais pas tout dit de moi, je
vous livre cette parole au cas où ! ». Suprême recours
de la parole humaine !
Des hommes et des femmes
de toutes conditions, de toutes opinions et religions ont lâché les
rênes de leurs idées, commentaires, analyses, invectives, cris de
rage ou chansons. Leurs textes ont circulé en boucle. Ils parlent
de confiance à faire
ou à ne pas faire aux spécialistes, aux responsables, aux consignes
données, à la force de la vie et même à la peur qui trouve des
solutions là où il n’y avait que problèmes. Ils disent leur
solidarité avec tous
ces soignants et autres combattants qui débordent de courage et de
générosité. Tous en appellent à l’espoir
à l’exemple de cette religieuse italienne qui a composé cette
hymne inspirée à la « speranza ».
Et le vieil homme, les
yeux clos, habité par les multitudes, a laissé longtemps résonner
tous ces appels angoissés, ceux de cette scénariste française, de
ce théologien tchèque, de cet écrivain tchadien. Il a égrené le
chapelet de ces innombrables initiatives qui réduisent les
distances, donnent du réconfort et se répètent à l’infini sur
cette planète, à la fois tremblante et souriante. Et voilà qu’au
plus profond de lui, il tressaille de joie, convaincu plus que jamais
qu’une certaine Eglise, organisationnelle, auto référencée, sûre
de son pouvoir, va s’effacer. Seul, sur la place vide, il est
persuadé que désormais sur cet océan de paroles compétentes ou
dérisoires, rassurantes ou effrayantes, l’Eglise ne sera plus une
bouée mais un phare. Un phare qui donne à entrevoir non seulement
un avenir mais un au-delà, qui signale non seulement un sauvetage
accompli mais un salut à accueillir. Sans ce phare, planté dans la
tempête, les hommes délivrés du péril immédiat mais privés
d’une autre perspective que celle d’une mort prochaine,
chercheraient à profiter encore plus de cette vie précaire et
retomberaient dans leurs errements mortifères.
Voici qu’à son tour, il
parle. Et le vide avale son discours comme un gouffre la cascade. Il
renvoie à ses frères humains l’écho de leurs paroles mais en
décalé. Il a entendu « confiance », il répond
« foi » ; il a compris « solidarité »,
il invoque la « charité » ; il a reçu « espoir »,
l’écho renvoie « espérance ». Ce sont les mots des
hommes mais passés par les lèvres du Christ, puisés dans le cœur
de Dieu. Mots d’une autre dimension qui poussent notre horizon
au-delà de la ligne sombre de la peur et de la mort. La Foi donne la
main à la confiance mais n’exige ni preuves et ni conditions
requises. La Charité se répand en solidarité mais sans
réciprocité attendue. L’Espérance prend le relais de l’espoir
quand celui-ci défaille. Trois mots qui cassent nos certitudes comme
le virus l’a fait de nos habitudes.
C’était le 27 mars
2020. La colonnade du Bernin, interdite aux habitués des vertus
théologales, ouvrait ses bras immenses au monde entier pour lui
donner l’accolade. La Parole de François reprenait en trois mots
les cris et les murmures de tous ceux et celles qui, revenant sur
eux-mêmes, réinventaient la vie de maintenant et d’après. La
place Saint Pierre était vide, le pape était seul. Ce jour là, il
sentit le souffle provoqué par cet ouragan de paroles tournoyer dans
les labyrinthes de pierre. Il entrevit des langues de feu scintiller
dans l’obscure basilique. L’Esprit avait allumé le détonateur
de la prise de parole dans la Ville et dans le Monde.
Revenu chez lui, il songea
à promulguer l’ouverture d’une Année Sainte dédiée à la
refondation de notre humanité.
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