13 mars 2024

Sur le chemin de Saint Jacques…retours de bâton.


 Quand Olivier Robinet est venu me surprendre sur le mur de galets où, platement suspendu
je passe ma retraite, de vieux souvenirs ont réveillé ma branche raide. Comme tu le vois -permets-moi de te tutoyer comme le ferait un grand-père - je ne suis qu’un bout de bois
taillé dans un humble mais robuste noisetier. J’étais un habitué des sous bois obscurs qui sentent bon le chèvrefeuille et des sentiers de montagne qui, en interminables lacets, vous mènent au sommet.
Quelle mouche m’a piqué pour avoir accepté de partir vers le champ de l’étoile ? Certes, Félix Leclerc chantait encore « Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé ». Raymond Fau, le troubadour de l’Aubrac, entonnait dans ses veillées autour du feu son « Je vais à Santiago».
Il y allait en chantant et presque en sautillant « avec rien d’autre dans le sac que mes prières ». Les journalistes Barret et Gurgand n’avaient pas encore publié leur « Priez pour nous à Compostelle » qui a déclenché un torrent de pèlerins venu grossir le gave de Navarrenx et s’ébrouer aux pieds des remparts de la cité.
Tu l’as deviné. C’était il y a longtemps, très longtemps. Il y a plus de 50 ans. Me voilà parti avec mes trois compagnons bipèdes. El camino n’était pas tracé, aucune étape réservée, aucun précieux guide, aucune credencial, personne ou presque sur la route. Il fallait s’en remettre à la bonne volonté des villageois rencontrés pour nous indiquer « el real camino », à notre toile de tente pour nous abriter et aux trigales, ces aires de battage du blé, pour passer la nuit dans la paille.
Si Olivier Robinet nous avait suivis à cette époque là, il aurait saisi dans son objectif beaucoup de regards étonnés dont quelques-uns, parfois un peu dédaigneux pour ces jeunes vagabonds désœuvrés. L’attrait touristique et économique du pèlerinage n’était pas encore entré en jeu. Mais au seul énoncé de « Santiago », les yeux s’écarquillaient et devenaient admiratifs pour ces jeunes français audacieux.
Quand le photographe a déroulé devant moi l’immense fresque de ces 1200 pèlerins rencontrés au hasard des rues et des recoins d’un des « plus beaux villages de France », j’ai cru que j’étais entré dans la « cité du sourire », à l’instar de la « cité de la joie » magnifiant la joyeuse charité à l’œuvre dans les slums de Calcutta.


Pourquoi cette guirlande de sourires lumineux sous les couvre-chefs les plus variés souvent ruisselants de pluie ? Parce que tous ces porteurs de bâton sont en quête de l’essentiel et qu’ils se trouvent sur la bonne voie. Rien à voir avec ces sourires commandés sur ordre du photographe. Ceux-ci sont lumineux car ils remontent d’un feu intérieur.
Il y a deux chemins. Le premier : celui qui enchante le marcheur du matin prêt à de nouvelles aventures et qui, le soir, a endolori les pieds et scié les épaules sous le poids du sac à dos. C’est le chemin de tous. Mais, bientôt, le défi physique rentre dans la routine quotidienne et le but du voyage n’est plus une obsession. Alors, quand tu te rends compte que l’important n’est pas d’arriver mais de marcher dans un provisoire qui ne s’achève jamais, tu entames un deuxième voyage. Celui-ci est un chemin unique, il t’appartient en propre. Abraham, grand caravanier devant l’Eternel, est parti sans savoir où il allait et l’on dit qu’il allait « vers lui », à la recherche de son propre mystère ! Toi aussi, tu vas vers un
« moi » que tu ne connais pas encore et qui se révèle plus vrai que nature. Tu t‘en réjouis et
tu as raison !
Le pèlerinage s’accomplit chaque jour, à chaque pas. Caminante son tus huellas el camino y nada màs…el camino se hace al andar… » « Pèlerin, le chemin se fait en marchant » constate le poète A. Machado.
Les paléontologues nous ont dit que le passage de l’animalité à l’humanité se vérifiait quand les morts avaient reçu l’hommage de quelques rites. Ils nous ont dit aussi que la station debout donnait un net avantage sur les compagnons à quatre pattes car la vision en hauteur permettait de se préparer à fuir ou à rencontrer. Moi, je te dis que le sourire du bipède désarmé est le signe le plus évident de l’humanité. Sur le chemin, allégé de tous les carcans de ta vie quotidienne, tu n’offres aucun signe de reconnaissance de ta profession, de ton rang social, de ta spécialité reconnue. Tu n’as qu’un sourire à offrir au passant que tu croises.
Et lui, malgré ses soucis ou son chagrin, te le rendra et se surprendra à offrir un peu d’humanité à un inconnu. Alors qu’il commençait sa journée avec un visage renfrogné, il se mettra au travail en annonçant à ses collègues : « Miracle, ce matin j’ai vu un être humain ! »
Ce chemin est un berceau d’humanité par lequel tu deviens toi-même avec les autres et parfois grâce à eux.
Dans 50 ans, quand les historiens et les sociologues feront l’analyse de ce phénomène de transhumance qui a saisi, dans la moitié du 20ème siècle, des centaines de milliers d’Européens, sans oublier les japonais et autres américains, ils feuillèteront l’ouvrage du portraitiste navarrais et se poseront une question : Comment dans une période aussi sombre, aussi tourmentée, aussi menacée par toutes sortes de déséquilibres politiques et climatiques, un flot de marcheurs pouvait-il se lever tous les matins, le sourire aux lèvres ? Il faut croire, se diront-ils, que cet élan prend sa source aux origines de l’humanité et qu’il enjambera sa mort. Cette marche terrestre est inscrite sur une carte céleste !

Un jour, devenu toi-même un vieux pèlerin, tu te surprendras à chantonner l’ancien negro spiritual :
« Vieux pèlerin qui vagabonde.
Je suis partout un étranger.
Mais je suis sûr qu’en l’autre monde.
Dieu va m’offrir où me loger.
Je vais là-bas revoir mon père.
Fini pour moi de cheminer.
A l’autre bord de la rivière.
Maison à moi, je vais trouver. .. »


NB. Olivier Robinet et moi-même avons une dernière recommandation à te faire : avec ton sourire, garde ton bâton. Quand tu auras atteint un âge certain, il reprendra volontiers du service pour t’aider à supporter le poids des ans accumulés et pour te remémorer tant et tant de souvenirs enfouis dans ta grotte secrète. ULTREIA!


SANTIAGO

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"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.