A l’époque bien lointaine de la « croisade eucharistique », les enfants du catéchisme étaient invités à cocher tous les jours le sacrifice qu’ils offraient au Seigneur et qui se traduisait souvent par telle ou telle privation de friandise ou de « gros mots». Cette habitude avait l’avantage d’apprendre, très jeune, qu’un choix exige toujours un renoncement. Notion bien désuète, bannie de l’éducation actuelle, tant « avoir tout et tout de suite » est devenu la norme commune. Il convient de souligner cependant, qu’à l’occasion de l’acte héroïque du Colonel Beltrame ou de l’assassinat de membres du maintien de l’ordre, le mot a repris quelques couleurs.
Le sacrifice est dans les gènes de toutes les religions. Dieu créateur assimilé au propriétaire de la terre doit recevoir sa part de récoltes, de bétail, de vie symbolisée par le sang, ne serait-ce que pour maintenir le « circuit vital » entre l’Etre et les êtres. Et quand on estime que la relation entre les créatures et l’Auteur de toutes choses se détériore (tempêtes, orages, tremblements de terre, inondations, guerres en étant les signes les plus évidents), il est recommandé d’augmenter le quota des offrandes pour apaiser sa colère. Cette coutume, à tendance inflationniste, exige tout un appareillage de temples, de lieux sacrés, d’autels ainsi que l’organisation de fonctions et d’un personnel dédiés à ces tâches liturgiques. Selon la plus ou moins grande proximité avec la ou les divinités, une hiérarchie se met en place ainsi que des seuils ou des clôtures de séparation et de distanciation. Le livre des Lévites (Lévitique) dans la Bible fourmille de détails quant au rôle, à l’habillement, aux coiffures, aux purifications, aux droits et devoirs exigés pour chacune de ces spécialités. Le sacerdoce chrétien a largement puisé dans cet héritage.
Cependant la première Alliance, elle-même, soupçonnait déjà que le pardon n’était pas lié à la valeur de l’animal ou à la quantité de viande qui brûlait sur l’autel mais à l’infinie miséricorde de Dieu. Et lorsque l’exil à Babylone priva le peuple de temple, il fallut bien convenir que le sacrifice des lèvres (la prière et la louange) associé à l’aumône était le culte le plus efficace à rendre à ce Dieu qui, lui aussi, avait pris le chemin de la captivité. Nos ancêtres dans la Foi avaient déjà bien compris que la communion à Dieu ne dépendait ni de la quantité des offrandes consumées, ni du degré de souffrance consenti, ni de l’exploit de la performance ascétique réussi mais plutôt de la qualité d’un cœur « brisé et broyé » par l’amour (Psaume 50). Mais les schémas mentaux ont la vie dure !
Les disciples de Jésus n’ont pas eu grand effort à faire pour insérer sa passion et sa mort dans cette culture sacrificielle latente. Certains spécialistes pointent du doigt la « lettre aux Hébreux » qui fait clairement un amalgame entre la Croix du Christ et le « Yom Kippour », le jour du grand pardon juif, quand, après avoir offert le sacrifice rituel, le grand-prêtre entrait pour la seule fois de l’année dans le Saint des saints du Temple. L’auteur de cette lettre indique cependant que le sacrifice du Christ et son sacerdoce dépassent infiniment celui de la première Alliance. Jésus, mieux que ne le faisait le grand-prêtre, se serait donc offert lui-même en sacrifice afin d’obtenir de son Père le pardon des péchés du monde. De là à dire que le Père avait exigé la mort de son Fils en compensation de nos fautes ou en remboursement de la dette contractée, le pas était vite franchi. Et ce pas nous amenait tout droit à penser que Jésus envisageait sa mort en sacrifice de réparation pour apaiser le courroux divin.
Il faut croire que les premiers disciples n’ont pas tous eu la même perception des choses sinon, au lieu d’accabler les juifs, les romains et blâmer le traître Judas, ils auraient dû les féliciter d’avoir été les premiers célébrants de cette oblation sanglante et d’avoir facilité le salut de l’humanité !
Le christianisme a beaucoup insisté sur cette pédagogie du sacrifice comme si la puissance divine ne pouvait s’exercer et se développer que sur la renonciation du pouvoir humain. Ou pire, comme s’il fallait acheter le pardon du Père en le monnayant à la valeur de nos offrandes ! Ainsi la messe qui actualisait le don de la vie du Christ pour l’humanité, devenait le sacrifice idoine à multiplier au maximum pour que Dieu consente à ouvrir les portes de son Royaume.
N’avait-on pas simplement oublié l’essentiel du message du Christ qui peut se résumer en ce mot du prophète Osée et qu’Il a lui-même rappelé à deux reprises: « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices » ? (Os 6,6 ; Mt 12,7 ; 9,13).
Comment comprendre cette expression « sacrifice du Christ » souvent utilisée dans la liturgie ?
« Je suis très satisfaite d’avoir offert à mes parents, presque centenaires, la possibilité d’avoir terminé leur vie chez moi » ne cesse de répéter Maryreine, heureuse octogénaire. Elle aurait pu se plaindre d’avoir « sacrifié » voyages, sorties, loisirs que pouvait lui procurer sa retraite. Eh bien non ! Ce lourd « sacrifice» aux yeux des autres et qui a duré des années, n’en était pas un pour elle. Quand la maman reste auprès de son enfant malade pendant que le père amène les autres à la plage, il y a fort à parier qu’à leur retour, elle ne se plaindra pas d’avoir « sacrifié » sa journée. Au contraire, elle sera heureuse d’avoir pu consacrer son temps à cet enfant et lui prouver ainsi qu’il est aimé de façon unique !
Si nous replongeons les renoncements inhérents à nos choix de vie dans la source originelle de l’Amour, l’aspect négatif du sacrifice disparaît même si la souffrance de la perte de nos satisfactions demeure. Lorsque la mort de Jésus est envisagée comme l’aboutissement d’une vie donnée dès son incarnation, la Croix, quelles qu’en soient les causes, devient le signe ultime du don et du pardon. Oui, le Christ a demandé de renoncer à soi-même pour le suivre ; oui, Il a promis que celui qui perdra sa vie pour lui la sauvera ; oui, le disciple devra se faire le dernier de tous ; mais tout ceci n’a d’autre sens et d’autre but que de « demeurer » en Lui comme Il « demeure » dans le Père ( Jn 15,10).
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