Le Bonheur, version vieux béarnais.
Il n’a échappé à personne que
depuis que les idées mènent le monde et qu’un certain nombre de personnalités
sont venues débattre du bonheur, la ville de Pau nage dans la félicité.
On a entendu dire dans les débats
palois que « le bonheur était lié à l’épanouissement de toutes nos
potentialités. »
Avait-t-elle exploité toutes ses potentialités, Catherine,
dont on disait qu’une de ses copies du certificat d’études avait fait le tour
du canton à titre d’exemple pour ses condisciples ?
Certainement pas ! Elle vivait
avec son frère Jacques, vieux célibataire, à l’écart d’un village de montagne,
dans un quartier haut perché depuis longtemps déserté par ses habitants. Malgré
leur âge avancé, ils se cramponnaient tous les deux à leur coin de terre hérité
de leurs aïeux et à leurs coutumes ancestrales, comme des naufragés s’agrippent
à la proue du navire avant de disparaître. Indifférents au progrès, ils
mettaient leur honneur à résister avec une belle obstination à l’inconfort
d’une maison en ruine, à la solitude des
hivers et aux travaux de l’été. Quelques tisons rougis dans une cheminée
branlante leur servaient de chauffage et de plaque de cuisson. Un petit
promontoire situé près de leur habitation d’où ils pouvaient observer à la
jumelle les activités des bêtes et des gens du village remplaçait l’écran de
télévision.
Lorsqu’une âme compatissante s’apitoyait sur leur sort, ils
répondaient en souriant: « Qu’abem de qué minjà, qu’abem de qué tribalhà,
qu’abem de qué préga, que bouletz de mey ! » Autrement dit
« Nous avons de quoi
manger, nous avons de quoi travailler, nous avons de quoi prier, que
voulez-vous de mieux ! »
« Le bonheur peut-il s’inscrire
dans la limite ? » Tel était le sujet
auquel avaient
répondu sans le savoir nos deux rescapés du Moyen Age, sans jamais avoir publié
un ouvrage ni signé de dédicaces.
« Le bonheur lié à l’épanouissement de
toutes nos potentialités » suppose l’idée d’une totalité (toutes) et celle
d’une puissance (potentialités). A les rapprocher, on finit par suggérer que le
bonheur s’apparente à une sorte de toute puissance, à la possibilité de tout
faire ou de tout vivre. Mais il ne faut guère une très longue expérience de la
vie pour s’apercevoir que ce programme alléchant peut conduire aux pires
déconvenues et aux plus cuisantes déceptions.
On dit qu’ à l’époque des
migrations, les canards de la ferme entendant passer au-dessus d’eux leurs
congénères sauvages essaient de les imiter et finissent le bec dans l’eau de
leur mare étriquée et ridicule.
Ne vaudrait-il pas mieux reconnaître d’emblée
que le bonheur ne peut se vivre que dans la limite ? « Je mourrai sans mettre
le pied sur la lune qui me fascine. Cela m’empêchera-t-il d’être heureux ? »
Suis-je pour autant condamné au
triste sort du canard domestique ?
Ma plus grande limite, mon malheur,
consiste à n’être que moi-même, unique sujet et seul objet de mes désirs. Sauf
à combler ce manque existentiel par un ego boursouflé jusqu’à l’éclatement,
j’ai besoin, pour développer mes potentialités, de la médiation de l’autre.
Voilà, peut-être, ce qui manquait à la première définition. La mention de
l’autre lui donne une autre dimension et rend la question du bonheur encore
plus délicate. Car l’autre peut s’avérer
être une clôture infranchissable, un poids écrasant, un mur
incontournable. Et le remède devient pire que le mal.
Par contre, lorsque ma
relation à lui se vit sous le signe de l’émulation, de l’amitié ou de l’amour,
sa présence vient élargir la ligne d’horizon de mes possibilités attendues et désirées.
Quant au Tout Autre que l’on nomme
Dieu, Il n’en finit pas de creuser encore plus le désir au fur et à mesure
qu’Il lui répond.
Bienheureux les désencombrés
d’eux-mêmes, ils pourront s’ouvrir aux autres et à l’Autre…
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