21 avril 2020

Seul et en bas




Place Saint Pierre Rome. Une petite pluie de printemps lave le dallage luisant. L’homme en blanc s’avance. Le visage grave, la démarche pesante, écrasé par le silence. Appuyé sur un Simon de Cyrène, il gravit quelques marches. Il prie.
Il prie sur un vide béant. Seul. Seul et en bas. Lui, le locataire du balcon prestigieux de la haute basilique, est descendu. Il est descendu sur le parvis, au ras de nous ; il a marché comme nous, cherchant un appui et nous ne sommes pas là. Nous sommes au fond de nos abris, tétanisés par la tempête, effrayés par le virus meurtrier. Un masque de méfiance barre notre visage, à distance du regard inquiet de l’autre bâillonné. La Chine, l’Italie, la Corée, l’Espagne, la France paient un lourd tribu à la pandémie. Les Etats-Unis suivent comme le reste du monde. L’Inde tremble. L’Afrique attend, résignée…

L’épidémie a soulevé une immense vague déferlante d’images, de sons, de mots, de lettres. Les hommes, réduits à l’impuissance, ont dégainé leur arme spéciale : La parole. Elle rassure : « Je suis vivant !». Elle fait le lien, brise la solitude: « Tu n’es pas oublié ! ». Elle nomme l’ennemi, lui donne un visage, le regarde dans les yeux : « Tu seras vaincu ! ». Elle transmet le message que chacun croit essentiel : « Je n’avais pas tout dit de moi, je vous livre cette parole au cas où ! ». Suprême recours de la parole humaine !
Des hommes et des femmes de toutes conditions, de toutes opinions et religions ont lâché les rênes de leurs idées, commentaires, analyses, invectives, cris de rage ou chansons. Leurs textes ont circulé en boucle. Ils parlent de confiance à faire ou à ne pas faire aux spécialistes, aux responsables, aux consignes données, à la force de la vie et même à la peur qui trouve des solutions là où il n’y avait que problèmes. Ils disent leur solidarité avec tous ces soignants et autres combattants qui débordent de courage et de générosité. Tous en appellent à l’espoir à l’exemple de cette religieuse italienne qui a composé cette hymne inspirée à la « speranza ».


Et le vieil homme, les yeux clos, habité par les multitudes, a laissé longtemps résonner tous ces appels angoissés, ceux de cette scénariste française, de ce théologien tchèque, de cet écrivain tchadien. Il a égrené le chapelet de ces innombrables initiatives qui réduisent les distances, donnent du réconfort et se répètent à l’infini sur cette planète, à la fois tremblante et souriante. Et voilà qu’au plus profond de lui, il tressaille de joie, convaincu plus que jamais qu’une certaine Eglise, organisationnelle, auto référencée, sûre de son pouvoir, va s’effacer. Seul, sur la place vide, il est persuadé que désormais sur cet océan de paroles compétentes ou dérisoires, rassurantes ou effrayantes, l’Eglise ne sera plus une bouée mais un phare. Un phare qui donne à entrevoir non seulement un avenir mais un au-delà, qui signale non seulement un sauvetage accompli mais un salut à accueillir. Sans ce phare, planté dans la tempête, les hommes délivrés du péril immédiat mais privés d’une autre perspective que celle d’une mort prochaine, chercheraient à profiter encore plus de cette vie précaire et retomberaient dans leurs errements mortifères.

Voici qu’à son tour, il parle. Et le vide avale son discours comme un gouffre la cascade. Il renvoie à ses frères humains l’écho de leurs paroles mais en décalé. Il a entendu « confiance », il répond « foi » ; il a compris « solidarité », il invoque la « charité » ; il a reçu « espoir », l’écho renvoie « espérance ». Ce sont les mots des hommes mais passés par les lèvres du Christ, puisés dans le cœur de Dieu. Mots d’une autre dimension qui poussent notre horizon au-delà de la ligne sombre de la peur et de la mort. La Foi donne la main à la confiance mais n’exige ni preuves et ni conditions requises. La Charité se répand en solidarité mais sans réciprocité attendue. L’Espérance prend le relais de l’espoir quand celui-ci défaille. Trois mots qui cassent nos certitudes comme le virus l’a fait de nos habitudes.

C’était le 27 mars 2020. La colonnade du Bernin, interdite aux habitués des vertus théologales, ouvrait ses bras immenses au monde entier pour lui donner l’accolade. La Parole de François reprenait en trois mots les cris et les murmures de tous ceux et celles qui, revenant sur eux-mêmes, réinventaient la vie de maintenant et d’après. La place Saint Pierre était vide, le pape était seul. Ce jour là, il sentit le souffle provoqué par cet ouragan de paroles tournoyer dans les labyrinthes de pierre. Il entrevit des langues de feu scintiller dans l’obscure basilique. L’Esprit avait allumé le détonateur de la prise de parole dans la Ville et dans le Monde.
Revenu chez lui, il songea à promulguer l’ouverture d’une Année Sainte dédiée à la refondation de notre humanité. 

18 avril 2020

La mort peut nous confiner mais ne peut pas nous anéantir



Il paraissait bien grand ce cimetière de village en ce matin de printemps. Une petite poignée d’affligés accompagnaient une mère et grand-mère, nonagénaire, jusqu’à sa dernière demeure. Ils auraient bien voulu se serrer les coudes mais c’était interdit. Ils étaient doublement peinés. Non seulement par la perte de leur être cher mais aussi par le service réduit imposé par l’épidémie. Le contraste était saisissant entre la longévité d’une belle et riche vie et la brièveté de l’au-revoir. Combien de Berthe, de Rose et de Félix qui ont vécu sans tapage sont partis sans bruit ces temps-ci !
« Ainsi va la vie ! C’est la vie ! » entendons-nous quand la mort donne rendez-vous aux plus âgés d’entre nous. Ce genre de formule a quelque chose de choquant tellement elle paraît inadéquate en pareille circonstance. C’est la vie ou c’est la mort ?
La pandémie actuelle nous oblige justement à ne pas trancher. Elle nous rappelle douloureusement qu’il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre la mort mais que c’est bien la vie qui est porteuse de mort. Au lieu de distinguer l’une et l’autre, ne pourrions-nous pas plutôt parler d’une vie mortelle (la nôtre) par rapport à une vie éternelle ? Si la vie vivante porte en elle-même sa mort, pourquoi la vie mourante ne porterait-elle pas une autre vie ?

C’est ce que le Christ est venu nous rappeler  quand, après son passage au  tombeau, Il s’est révélé comme vivant. La mort n’avait pas pu anéantir la vie divine qui l’habitait de toute éternité, vie qu’Il avait déjà entièrement donnée. Il en est de même pour nous. Nous croyons que nous ressusciterons parce qu’il y a en chacun de nous une part de l’Esprit de Dieu, l’âme, détériorée, parfois abîmée  par notre péché mais que notre Foi au Christ a régénérée par le baptême. Grâce à ce germe indestructible, après la disparition de ce qui en nous est corruptible, nous serons baignés, comme par un second baptême, dans la vie divine. Et tout ce qui aura contribué à notre identité de fils de Dieu, tout ce qui aura composé et nourri notre vie et notre personne, c’est-à-dire la création tout entière, constituera ce monde nouveau que nous appelons le Royaume  de Dieu.
Si le monde visible est confiné, privilégions l’invisible et accueillons en nous l’homme nouveau celui de la Pâque nouvelle !



"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.