25 novembre 2014


Le Bonheur, version vieux béarnais.


Il n’a échappé à personne que depuis que les idées mènent le monde et qu’un certain nombre de personnalités sont venues débattre du bonheur, la ville de Pau nage dans la félicité.


On a entendu dire dans les débats palois que « le bonheur était lié à l’épanouissement de toutes nos potentialités. »


 Avait-t-elle exploité toutes ses potentialités, Catherine, dont on disait qu’une de ses copies du certificat d’études avait fait le tour du canton à titre d’exemple pour ses condisciples ? 

Certainement pas ! Elle vivait avec son frère Jacques, vieux célibataire, à l’écart d’un village de montagne, dans un quartier haut perché depuis longtemps déserté par ses habitants. Malgré leur âge avancé, ils se cramponnaient tous les deux à leur coin de terre hérité de leurs aïeux et à leurs coutumes ancestrales, comme des naufragés s’agrippent à la proue du navire avant de disparaître. Indifférents au progrès, ils mettaient leur honneur à résister avec une belle obstination à l’inconfort d’une maison en ruine, à la solitude  des hivers et aux travaux de l’été. Quelques tisons rougis dans une cheminée branlante leur servaient de chauffage et de plaque de cuisson. Un petit promontoire situé près de leur habitation d’où ils pouvaient observer à la jumelle les activités des bêtes et des gens du village remplaçait l’écran de télévision. 
Lorsqu’une âme compatissante s’apitoyait sur leur sort, ils répondaient en souriant: «  Qu’abem de qué minjà, qu’abem de qué tribalhà, qu’abem de qué préga, que bouletz de mey ! » Autrement dit
 « Nous avons de quoi manger, nous avons de quoi travailler, nous avons de quoi prier, que voulez-vous de mieux ! »

« Le bonheur peut-il s’inscrire dans la limite ? » Tel  était le sujet auquel avaient répondu sans le savoir nos deux rescapés du Moyen Age, sans jamais avoir publié un ouvrage ni signé de dédicaces.

 « Le bonheur lié à l’épanouissement de toutes nos potentialités » suppose l’idée d’une totalité (toutes) et celle d’une puissance (potentialités). A les rapprocher, on finit par suggérer que le bonheur s’apparente à une sorte de toute puissance, à la possibilité de tout faire ou de tout vivre. Mais il ne faut guère une très longue expérience de la vie pour s’apercevoir que ce programme alléchant peut conduire aux pires déconvenues et aux plus cuisantes déceptions.
On dit qu’ à l’époque des migrations, les canards de la ferme entendant passer au-dessus d’eux leurs congénères sauvages essaient de les imiter et finissent le bec dans l’eau de leur mare étriquée et ridicule.
Ne vaudrait-il pas mieux reconnaître d’emblée que le bonheur ne peut se vivre que dans la limite ? « Je mourrai sans mettre le pied sur la lune qui me fascine. Cela m’empêchera-t-il d’être heureux ? »
Suis-je pour autant condamné au triste sort du canard domestique ?
Ma plus grande limite, mon malheur, consiste à n’être que moi-même, unique sujet et seul objet de mes désirs. Sauf à combler ce manque existentiel par un ego boursouflé jusqu’à l’éclatement, j’ai besoin, pour développer mes potentialités, de la médiation de l’autre. Voilà, peut-être, ce qui manquait à la première définition. La mention de l’autre lui donne une autre dimension et rend la question du bonheur encore plus délicate. Car l’autre peut s’avérer  être une clôture infranchissable, un poids écrasant, un mur incontournable. Et le remède devient pire que le mal. 
Par contre, lorsque ma relation à lui se vit sous le signe de l’émulation, de l’amitié ou de l’amour, sa présence vient élargir la ligne d’horizon de mes possibilités attendues  et désirées.

Quant au Tout Autre que l’on nomme Dieu, Il n’en finit pas de creuser encore plus le désir au fur et à mesure qu’Il lui répond.

Bienheureux les désencombrés d’eux-mêmes, ils pourront s’ouvrir aux autres et à l’Autre…

21 novembre 2014


Rétrécir Dieu : funeste tentation !


Dans son discours de clôture de la première partie du synode consacré à la famille, où l’on a vu se manifester  certaines attitudes de blocage de la part de hauts personnages de l’Eglise avant même que le débat soit ouvert, le Pape François a pointé cinq tentations à l’adresse des acteurs de cette assemblée. J’ai plus particulièrement retenu la cinquième car elle me paraît être à la racine de toutes les autres et elle nous concerne tous.

 Cinquième tentation : « La tentation de négliger le depositum fidei
 (ndlr : le dépôt de la foi) en se considérant non comme les gardiens mais les propriétaires et les maîtres ou, d’autre part, la tentation de négliger la réalité en utilisant une langue minutieuse et un langage pour dire tant de choses et ne rien dire.Nous appelons "byzantinisme" je crois, ces choses. »

Notons au passage l’emploi du verbe négliger qui prend à revers ceux qui justement accusent les autres de brader la doctrine.

« Bien dire Dieu »

Qui n’a pas cédé à la facilité de prêter à Dieu ses idées et sa parole en affirmant péremptoirement :« C’est la volonté de Dieu » « Jésus a dit que…C’est ainsi qu’Il a fait et qu’il faut faire…» Ce faisant, non seulement nous enfermons Dieu dans des mots à géométrie humaine mais nous l’exposons à devenir l’enjeu de nos controverses conceptuelles ou idéologiques dont Il ne peut que sortir défiguré aux yeux de ceux qui le cherchent « en vérité ».

C’est justement ce mot « vérité » qui vient nous piéger. En établissant une équivalence entre elle et Dieu, nous lui attribuons une sorte d’éternité (les vérités éternelles !) et il suffit de franchir un pas de plus pour  rendre son expression elle-même immuable et comme revêtue d’un caractère sacré. Nous tombons, alors, dans la tentation d’enfermer Dieu dans nos catégories humaines. « Nous n’avons jamais la vérité, dans le meilleur des cas c’est elle qui nous a » répondait Benoît XVI à son interlocuteur dans
 « Lumière du monde » (1). 

Et si Dieu était justement Celui qui vient faire éclater tous nos concepts les plus élaborés et nos certitudes les plus assurées !
Rappelons-nous la prudence des premiers chrétiens qui ont donné leur label à quatre évangélistes et non à un seul  se contentant d’évangiles selon tel ou tel, chacun laissant l’espace libre à d’autres variantes. Rappelons encore le réflexe lourd de signification de nos frères aînés, les Juifs, qui refusent de prononcer le Nom donné à Moïse sur le Sinaï.

 St Justin, à son tour, s’interrogeait sur le mot même de Dieu:
« …personne n’est capable d’attribuer un nom au Dieu qui est au-dessus de toute parole, et si quelqu’un ose prétendre qu’il en a un, il est atteint d’une folie mortelle. Ces mots : Père, Dieu, Créateur, Seigneur et Maître ne sont pas des noms, mais des appellations motivées par ses bienfaits et par ses œuvres. Le mot Dieu n’est pas un nom, mais une approximation naturelle à l’homme pour désigner une chose inexplicable. »

Nul n’est propriétaire du « bien dire Dieu » ou du dépôt de la Foi.

 Vous me direz : « Mais que faites-vous des dogmes » ? Les dogmes ont souvent été donnés à l’Eglise à la suite de déviations comme des balises à respecter pour ne pas quitter le chemin de la Foi. Ainsi, jouent-ils justement le rôle de gardiens. En outre, leur vocabulaire est marqué par la culture et le contexte historique de leur époque comme le faisait remarquer le Père Congar 

« Un peu de sens historique permet en effet de résoudre une difficulté qu’on entend souvent exprimer. Si l’Eglise, dit-on, supprime un interdit qu’elle a porté autrefois, c’est qu’elle s’est trompée alors… L’objection pèche en ceci qu’elle retire les actes de l’Eglise à l’histoire et à ses conditionnements pour les placer dans un en-soi de vérité intemporel, sans père ni mère, sans contexte et sans humanité. »(2).

Faut-il pour autant en revenir à la position des apophatiques qui opposaient un silence précautionneux à tout discours sur Dieu ? Ce serait faire fi du désir irrépressible de celui qui veut toujours mieux connaître Celui qu’il aime. C’est pourquoi le théologien remet sans cesse les mêmes questions à l’ouvrage afin que le dépôt de la Foi, évitant les impasses, continue son chemin et se développe pour rejoindre nos contemporains.  Mais alors, la doctrine éprouvée tomberait-elle sous la loi du changement ?

St Vincent de Lérins, déjà au 5ème siècle, employait l’image de la croissance du corps humain pour expliquer comment le dépôt de la Foi croît tout en restant lui-même.

Ce qui est dit des réalités divines peut être dit aussi des réalités humaines et de la réalité tout court. A trop vouloir les saisir dans leur complexité, on tombe dans un stérile « byzantinisme » conceptuel. Ce que les mots échouent à dire, le geste, le regard, l’art, le symbole y parviennent parfois. « Marche en ma présence » demandait Dieu déjà à Abraham en guise de déclaration de Foi.
Ce n’est pas sur les résultats d’un concours de vérité ou de doctrine que Jésus a recruté ses disciples. Mais comme le mot l’indique, c’est sur un appel à le suivre. Que d’escarmouches stériles pourrions nous éviter si nous laissions notre Foi s’exposer davantage par le témoignage de notre vie que par l’exactitude de ses énoncés. C’est en Le suivant que les douze ont découvert sa vivante vérité marchant vers le don total de lui-même en « obéissance » aimante au Père (3).

Bien faire comme Dieu.

Pour suivre comment faire?
La tentation est forte de se croire également propriétaire du « bien faire comme Dieu ».
 L’exemple le plus flagrant est celui de la Liturgie. Qui fait bien comme le Christ à la cène ? Le copte, l’orthodoxe, le catholique ? Quel est le bon modèle, le définitif, le vrai ? La fraction du pain dans les catacombes, la messe sur le monde de Teilhard, celle de l’ermite dans son désert, celle des pontifes de la renaissance, celle des prisonniers dans les stalags ? Ici, aussi, traditions, cultures et histoire sont des vecteurs certes incontournables mais insuffisants pour « faire comme Dieu » ?
Et pourtant Dieu nous a bien donné une pensée et des mots pour transmettre le dépôt de la Foi. Il nous a donné une liberté pour orienter notre  vie. Il faut bien parler et agir et en cela nous avons la chance de pouvoir collaborer à l’action de Dieu sur le monde. Quel guide prendre pour « dire Dieu » et pour « faire comme Lui » sans commettre une forfaiture ? Il s’agit tout simplement de se laisser conduire par l’Eglise quand, tout entière, elle quitte les autoroutes confortables de la répétition pour suivre en balbutiant le Verbe qui se dévoile à elle en lui ouvrant le  chemin étroit. Car c’est bien en avançant vers sa Pâque et non en s’installant sur le Tabor que le Christ a dit tout ce qu’Il était.

L’auteur du quatrième évangile avait compris tout cela quand il retenait que Jésus avait déclaré être  « le chemin, la vérité et la vie », les trois en même temps et les trois en mouvement…comme les trois aimantés, mouvants et inépuisables de la Trinité.

(1) Benoît XVI « Lumière du monde » Bayard 2010 pge 75
(2)«  Notre Foi » Beauchesne 1967 et le cardinal Renard d’ajouter dans ce même ouvrage:
« Le mot porte une pensée qui lui est comme intégrée ;c’est pourquoi l’Eglise répugne à recourir à d’autres termes, en même temps qu’elle cherche des expressions adéquates pour mieux faire comprendre sa doctrine… » « …il faut se garder de manier des mots comme si on maniait les réalités divines elles-mêmes: un mot, même le plus juste, n’enserre jamais toute la richesse qu’il exprime : c’est un peu comme un rayon de soleil dans un cristal. Certes, c’est un vrai rayon de soleil mais personne ne prétendra que le rayon dans un cristal est le soleil lui-même »
 « Notre Foi » ibid pge 88, 89.
(3) C’est ce qu’exprime  Urs Von Balthasar dans son livre « La Foi du Christ » à propos de la suite de Jésus 
«… pour le moment il ne s’agit pas de présenter quelque chose à croire, mais seulement d’une invitation à entrer dans le mouvement de la Foi d’Israël et de sa marche à la suite de Dieu, et il faut d’abord répondre à cette invitation pour découvrir que Jésus en est capable et l’homme incapable »  Pge 132 ed du Cerf 1994 
"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.