Il n’a plus que la peau et les os. Ma mère l’a toujours vu en état de production. Elle aurait 112 ans. Plus jeune, un soir d’orage, il avait reçu la foudre et en est resté balafré. Depuis longtemps déjà, il s’appuie sur un arc boutant en acacia pour éviter une chute sans gloire. Son corps, réduit à une écorce moussue, abrite tout un monde de vermisseaux et d’insectes dont on ne sait s’il le protège ou s’il l’affaiblit encore plus. Les oiseaux fouillent de leur bec carnassier et ne se soucient pas de l’état d’âme de leur garde-manger. Il est là ; il a toujours été là, il restera là !
A chaque visite du printemps, sa frêle ramure se prête à un examen délicat pour vérifier, avec une pointe d’anxiété, si la sève ou ce qu’il en reste n’a pas abandonné sa trajectoire et sa mission. Une petite boursoufflure, un léger coup de crayon verdâtre suffisent à rassurer. Très vite, les collerettes blanches hésiteront à affronter la pluie et le vent. Les fruits, comme chaque année seront comptés, tâchés, colonisés par le ver sournois et pour la plupart imprésentables et immangeables. De la rareté on fera abondance en repensant à l’époque où, secoués, ils tombaient généreusement, où il fallait chasser un essaim d’abeilles qui profitait de l’aubaine, où ils offraient un dessert savoureux jusqu’au temps prescrit pour passer aux confitures hivernales. On dirait aujourd’hui : « Il était devenu culte » !
Il restera là jusqu’à sa mort prochaine. Pourquoi cette obstination de vieillard entêté, lui-même sans avenir, alors que le vieux tronc aurait pu laisser depuis longtemps sa place à un jeune confrère adapté au changement climatique et entraîné à des fructifications programmées ? Sans compter que la tronçonneuse semble devenir le suprême outil de gestion de la planète et peut-être des autres. Raser les inutilités, scier les couchés, broyer les non rentables devient « tendance » et procure, semble-t-il, une certaine jouissance.
Mon prunier restera là, parce qu’il a sa charge d’être, parce qu’il sublime l’être puisé par ses racines et offert à ses rameaux. Simplement parce qu’il est ! Celles et ceux qui ont encore un peu de terre sous les souliers et qui se souviennent d’un certain figuier de l’Evangile, comprendront.