27 mars 2025

Printemps : le vieux prunier.


 Il n’a plus que la peau et les os. Ma mère l’a toujours vu en état de production. Elle aurait 112 ans. Plus jeune, un soir d’orage, il avait reçu la foudre et en est resté balafré. Depuis longtemps déjà, il s’appuie sur un arc boutant en acacia pour éviter une chute sans gloire. Son corps, réduit à une écorce  moussue, abrite tout un monde de vermisseaux et d’insectes dont on ne sait s’il le protège ou s’il l’affaiblit encore plus. Les oiseaux fouillent de leur bec carnassier et ne se soucient pas de l’état d’âme de leur garde-manger. Il est là ; il a toujours été là, il restera là !

A chaque visite du printemps, sa frêle ramure se prête à un examen délicat pour vérifier, avec une pointe d’anxiété, si la sève ou ce qu’il en reste n’a pas abandonné sa trajectoire et sa mission. Une petite boursoufflure, un léger coup de crayon verdâtre suffisent à rassurer. Très vite, les collerettes blanches hésiteront à affronter la pluie et le vent. Les fruits, comme chaque année seront comptés, tâchés, colonisés par le ver sournois et pour la plupart imprésentables et immangeables. De la rareté on fera abondance en repensant à l’époque où, secoués, ils tombaient généreusement, où il fallait chasser un essaim d’abeilles qui profitait de l’aubaine, où ils offraient un dessert savoureux jusqu’au temps prescrit pour passer aux confitures hivernales. On dirait aujourd’hui : « Il était devenu culte » !

Il restera là jusqu’à sa mort prochaine. Pourquoi cette obstination de vieillard entêté, lui-même sans avenir, alors que le vieux tronc aurait pu laisser depuis longtemps sa place à un jeune confrère adapté au changement climatique et entraîné à des fructifications programmées ? Sans compter que la tronçonneuse  semble devenir le suprême outil de gestion de la planète et peut-être des autres. Raser les inutilités, scier les couchés, broyer les non rentables devient « tendance »  et procure, semble-t-il, une certaine jouissance.

Mon prunier restera là, parce qu’il a sa charge d’être, parce qu’il sublime l’être puisé par ses racines et offert à ses rameaux. Simplement parce qu’il est ! Celles et ceux qui ont encore un peu de terre sous les souliers et qui se souviennent d’un certain figuier de l’Evangile, comprendront.   


17 mars 2025

Qu’est-ce que vivre pour un être humain ?

 
Anaïs, je t’avais choquée quand toute rayonnante de la bonne nouvelle, tu m’annonçais que tu allais donner la vie ! Je t’avais alors répondu : « Tout au plus tu vas la transmettre mais tu ne peux donner ce que tu ne possèdes pas ! » Et ton premier enfant est né dans l’éblouissement de la vie triomphante. Mais quel mystère !

A l’instant même où tu « donnes » la vie, tu « donnes » aussi la mort et par une sorte de réflexe inconscient, tu te défends de ne jamais associer ces deux cadeaux, même dans tes pensées. Oui, tu vas transmettre à ton enfant un certain nombre de possibilités qu’il pourra développer pour « faire sa vie » avec ce que cette expression a de présomptueux. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » 1Cor4,7. Les chantres de la force, de l’autonomie, de la puissance, de la suffisance tomberont d’autant plus bas et violemment  que l’hubris, la démesure, les aura propulsés plus haut.

Mystère de la vie associée congénitalement à la mort ! Mais alors : « Qu’est-ce que vivre pour un être humain? »

Il faut distinguer tout d’abord la vie et les modalités de la vie qui répondent aux fonctions primaires : produire et consommer (pour entretenir le vivant), se reproduire, se reposer pour pouvoir recommencer. C’est ce que font, tous les jours, les bovins et les ovins de mes voisins sous mes yeux. L’être humain, n’étant pas encadré par un instinct impératif mais plutôt animé par un désir d’infini, ne met pas de bornes à ses besoins vitaux et finit par étouffer la vie sous le développement exponentiel de ses modalités. Ainsi l’avoir, le pouvoir, le savoir, la recherche de reconnaissance ou de gloire peuvent prendre tout le champ de son existence. Résultat : une course épuisante aux expériences toujours plus nombreuses et plus excitantes accompagnée d’une sorte de nivellement général d’une population d’automates répondant aux mêmes critères et aux mêmes diktats des influenceurs. Le tout sous-tendu par une violence larvée car la concurrence est rude et les moyens de l’affronter illimités. Cette analyse, certes trop caricaturale, accentue le négatif et écrase le positif, mais, au bout du compte, c’est bien une société humaine morose, en mal-être permanent, encombrée de ses propres productions jusqu’à l’épuisement qui se profile: « Ce n’est pas une vie ! Alors prenons les bons moments quand ils se présentent et profitons-en sans scrupule !»

 

Comment répondre à la question posée, à savoir : « qu’est-ce vivre pour un être humain ? »  si nous oublions le mot : « être » ? D’ailleurs, n’est-il pas significatif que Dieu lui-même se soit présenté à Moïse par cette affirmation : « Je suis » ? Avides d’images à notre portée, nous avons habillé ce verbe par toutes sortes de « puissances » qui nous parlent davantage. Mais « être d’abord » n’est-il pas «  la raison d’être » de la vie ?


Et si celle-ci n’était pas dans l’accumulation de ses potentialités mais dans l’accueil de cette façon d’être qui m’est originelle, inappropriable, et que je peux appeler mon âme ? Cette trace en creux laissée par Dieu en moi qui m’ouvre sur le « Je suis ». Autrement dit, le premier travail de l’humain ne consiste-t-il pas à faire le vide de tout ce qui ne lui est pas indispensable et à réduire ses « appétits » qui « pompent » son être jusqu’à l’épuiser ? Tous les grands mystiques sont entrés dans cette voie du « délaissement », de « l’abandon de soi », du « vide consenti ». Toutes les règles religieuses ont essayé de l’ordonner et de la baliser pour en proposer une juste modération à ceux et celles qui se sentaient attirés par cette démarche d’être.
 

Notre grande affaire n’est-elle pas celle de conduire notre vie dans un constant abandon de soi puisque nous ne pouvons pas vivre sans en même temps mourir ? De décrocher de notre personnage de représentation trop encombré de notre image pour laisser se dessiner l’espace de notre être propre, de notre « je » ? Lorsqu’au terme de notre carême terrestre, nous aurons fait coïncider notre vie à notre façon d’être personnelle, lorsque nous aurons trouvé notre « je » original, qui pourra s’inscrire à sa place prévue depuis la fondation du monde, peut-être, alors, mort et vie réconciliées se donneront la main dans l’acte final de notre résurrection éternelle !  

 

07 mars 2025

A la manière du Qohelet (l’Ecclésiaste chapitre12)

 


 Quand la montée du chemin familier t’oblige à reprendre souffle deux fois plutôt qu’une !

Quand la terre de ton jardin s’abaisse chaque jour davantage et que le frimas du matin te contraint à endosser ta vieille pèlerine !

Quand les voitures vont toujours plus vite et que les motocyclettes font trop de bruit !

Quand tu déplores que les jeunes parlent trop vite et écrivent en raccourci !

Quand tu souris lorsque tes vieux amis jettent encore un regard sur le miroir trompeur et qu’ils s’accrochent désespérément aux vieilles peaux de leur image fanée !

Quand les mots refusent obstinément de franchir la barre de tes lèvres !

Quand tu te retrouves bras ballants et tête vide dans une pièce où tu allais chercher une chose pourtant indispensable à ta vie!

Quand tu déclines arthrose, scoliose, sciatique dans les détails et sans te tromper !

Quand tu as trouvé le kiné idéal et le somnifère miracle !

Quand tu connais plus de monde sous les pierres tombales du cimetière que sous le toit des maisons de ton village !

Sache mon ami que tu es devenu vieux. Qualificatif que tu ne manqueras de m’attribuer, certainement avec raison, quand tu auras lu mon papier même si nous avons à notre disposition des termes plus élégants baignés d’adoucissants comme « aîné » ou « ancien »!

Sache encore que le temps est venu de faire le tri entre l’accessoire et l’essentiel, le provisoire et le définitif, le temporel et l’éternel, car « il y a un temps pour tout » : un temps pour incendier, un temps pour ramasser la cendre, un temps pour la laisser s’envoler et un temps pour qu'elle amende la terre. Tu entres dans le temps des cendres. L’expérience bi- millénaire de la sagesse de L’Eglise l’a convaincue qu’il ne fallait pas en rajouter dans les privations avec les personnes âgées. L’âge avancé est un bon pédagogue pour « se détacher des choses qui passent et pour s’attacher à celles qui ne passent pas » selon le conseil de Saint Paul. Alors, à l’abri des vains discours,  tu écouteras, dans le silence des germinations souterraines, l’hymne de la vie qui murmure sous les cendres…

28 février 2025

« Doux et humble de cœur »


 Le Pape a fait du « cœur » le sujet de sa dernière encyclique. Les plus anciens d’entre nous se souviennent, peut-être, avoir vu, cloué sur les portes d’entrée de nos maisons ancestrales, une image du Christ montrant son cœur transpercé et rayonnant de l’amour infini de Dieu. Souvenir visuel de quelque mission paroissiale qui avait laissé des traces. L’écriture de « Laudato Si » et « Fratelli Tutti » avait dessiné et renforcé le portrait d’un Pape que certains qualifient de « politique », l’accusant même d’ingérence sur des sujets qui ne seraient pas de son ressort comme le sort des migrants. Conscient du danger de se voir enfermer dans un portrait de dirigeant d’ONG, François nous offre avec « Dilexit nos » une magistrale leçon de mystique en parcourant des siècles de dévotion au Sacré Cœur. Fidèle à son attachement aux piétés populaires, il met en garde celles et ceux qui sous prétexte de rationalité intelligente rejetteraient dans les limbes de la sensiblerie cette expression de la Foi et de la prière (160). 

Prenant le relais de Fratelli Tuttti qui s’ouvrait sur une analyse lucide et sans concession de notre monde « liquide »(9), il déploie toutes les exigences de cette spiritualité dans l’agir des chrétiens. A signaler également dans le deuxième chapitre de Fratelli Tutti un commentaire détaillé et éclairant de la parabole du Fils prodigue.

Reprenant à son compte les vieilles expressions de « consolation », de « componction » et de « réparation » François nous invite à devenir par la prière et par l’action des réparateurs de notre monde (181). En effet, ce n’est pas parce que nous aurons rebâti Gaza ou l’Ukraine que nous pourrons instaurer une paix durable. Il faudra aussi et surtout réparer les cœurs et ceci dépasse le domaine de notre justice humaine. Seul « notre cœur uni à celui du Christ est capable de ce miracle social »(28). 

Conseil avant lecture : Ce n’est pas parce que le Pape en bon hispanique use volontiers du tutoiement et qu’il fait allusion aux dévotions de sa grand-mère que la lecture de son texte en est facilitée. Il reste un jésuite aux vastes références culturelles et spirituelles.  

La numérotation des citations est celle de l’édition commune Bayard, Cerf et Mame.

01 février 2025

Présentation

  Dimanche nous fêterons la présentation de Jésus au Temple. Il y a quelques jours, en la fête de l’Epiphanie des exclus (les bergers), et des étrangers (les mages) avaient découvert  l’enfant- messie à la barbe des puissants (le roi Hérode et ses conseillers) : 1ère présentation. Le déplacement  au Temple répondait à un précepte de la Loi demandant que tout premier né ouvrant le sein maternel fût consacré à Dieu et renvoyé à son origine par son « sacrifice » (qui rend sacré). Cette même Loi permettait de remplacer l’être humain par un animal et atténuait ainsi la barbarie des coutumes antiques. Ce passage par le temple redonnait aussi à la mère la possibilité de réintégrer la vie commune, en retrouvant la pureté rituelle qu’elle avait perdue en s’associant à l’acte créateur de la vie.

 
Par delà le souvenir de la plaie des 1ers nés de l’Egypte durant l’exode, cette présentation rituelle trouve peut-être sa source dans le réflexe commun qui veut que toute offrande appelle un rendu. Qui ne se sent pas obligé, dans un geste de partage, d’apporter quelque chose lorsqu’il répond à une invitation ? Geste écologique avant l’heure puisque l’échange évite l’épuisement trop rapide des ressources.


En remplaçant le sacrifice humain par celui de l’animal et en le proportionnant aux revenus de la famille, la Torah faisait faire un bond dans le registre d’une plus grande humanité. L’histoire d’Isaac remplacé par le bélier et celle de Samuel offert au service du prêtre Eli sont de cet ordre là. Plus tard encore dans l’histoire, quand le peuple de Dieu en captivité fut privé de temple, le signe de l’eau remplaça celui du sang et le sacrifice des lèvres (la prière) celui de l’animal. Jésus reprit à son compte la requête qu’Osée met dans la bouche de Dieu : « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices ».


Enfin et surtout, il nous offrira une dernière « présentation », celle de sa mort sur la croix offerte au Père et à l’humanité. Présentation de la vie d’un Fils premier né, consumée dans un amour infini et consommée dans l’Eucharistie partagée.
Ainsi de présentation en présentation le Père nous offre le Fils. A nous de rendre au moins notre reconnaissance, notre action de grâce comme Siméon qui chante la lumière « venue d’en haut » d’où notre chandeleur!

02 janvier 2025

« Les temps sont accomplis »


 La longue plainte des anciens n’en finit pas de s’étirer « Ce temps (météo) est fou et ce monde aussi ! La chambre des députés est devenue la cour de récréation de jeunes gens mal élevés et prétentieux! Les viols ne se comptent plus! Des guerres s’invitent à chaque repas! De jeunes adolescents n’oublient pas leur couteau avant de sortir! La question du genre s’invite au cours élémentaire ! Les milliardaires plastronnent pendant que les autres vivent à crédit ! Les cadeaux de Noël se multiplient sans compter, qu’il faudra revendre sans regrets! Mais quand donc retrouverons-nous un peu de bon sens! »  

Cette longue plainte prend des accents apocalyptiques : « N’assistons-nous pas à la fin du monde ? Nous, nous avons vécu les plus belles années mais qu’en sera-t-il pour nos enfants ?»
Cette lamentation n’est peut-être qu’un lancinant refrain qui revient en boucle régulièrement lorsque nous regardons dans le rétroviseur de nos ans car, chaque fois, nous pensons qu’il n’y a pas pire période que la nôtre. 

Reste cependant une constatation: jamais les hommes n’ont eu entre les mains autant de moyens d’anéantir la terre et d’abaisser le niveau de l’humanité !
Environné par ces ténèbres gluantes qui barrent son horizon, le croyant se souvient de la formule évangélique: « Les temps sont accomplis » (Mc 1,15).
Ils le sont, effectivement, depuis le premier Noël, depuis le jour où l’éternité de Dieu est venue rejoindre le temps des hommes pour tout bouleverser. Alors, faut-il attendre que les étoiles tombent du ciel (Mc13, 25), que la terre tremble, et que la mer se déchaîne pour croire arrivée la fin du monde ?
En fait, pour le croyant « les temps sont accomplis » chaque fois que l’Esprit de Dieu entre dans son histoire car c’est, pour lui, chaque jour un Noël s’il le veut bien. Et s’il se lamente de voir que ce qu’il vit sur le plan individuel est démenti sur le plan collectif et planétaire, qu’il se souvienne qu’à Bethléem, seuls quelques bergers, un jeune couple et un enfant concentraient l’espérance du monde !  Alors veillons à ne pas l’éteindre !

Que cette année qui s’annonce « accomplisse » notre temps !

13 décembre 2024

Une Foi populaire ?

 Notre Pape, s’apprête à venir en Corse, plutôt qu’à Paris, au grand dam de ceux qui s’attendaient à le voir rétrogradé par Donald Trump sur le tableau d’honneur de la popularité. Pas de chance ! François ira sur l’île de beauté pour encourager les simples, les gens ordinaires qui ont besoin de gestes, d’images, de pèlerinages, de cierges, de sources pour exprimer leurs croyances. Ceux qui préfèrent la marche à pied à la gymnastique des grandes idées.


L’Eglise n’a jamais pu empêcher l’éclosion de rites particuliers qui offraient à chacun des espaces où pouvait se déployer telle ou telle dévotion ou tradition locale. Certaines, d’ailleurs, plongeaient leurs racines dans des rites païens qui furent christianisés parfois difficilement. Le Pape argentin qui a fréquenté des cultures métissées a voulu redonner leurs lettres de noblesse à ces « piétés populaires ».
Encore faut-il s’entendre sur le terme « populaire ». Une religion peut-elle atteindre un bon niveau de  popularité ? Peut-elle devenir « culte » pour redonner ses droits à cette expression usurpée ? Si oui, il faut impérativement se demander de quel Dieu elle se réclame ? Il y a de fortes chances que ce Dieu rassemble sous sa bannière toute une série de pouvoirs auxquels un être humain peut aspirer. Si le Dieu de Jésus Christ avait libéré son peuple du joug des romains, il aurait certainement gagné des points au palmarès de l’opinion publique ! Il ne l’a pas fait.


Si par « populaire » on entend la religion du « bas peuple » par rapport à celle des théologiens ou des mystiques, avec une pointe de condescendance pour la foi du charbonnier, alors il faut entrer dans un maquis des us et coutumes qui se sont agrégés aux cultes officiels au long des siècles et qui perdurent sous des formes les plus inattendues. Il en va du signe de la croix du footballeur avant le match, du « je croise les doigts » ou « je touche du bois », du lumignon allumé, jusqu’au pèlerinage au long cours, en passant par le cierge déposé  au pied d’une statue, les ostensions de reliquaires, les processions en tout genre etc…La foi a toujours eu besoin de s’exprimer par le biais de paroles et d’actes qui en sont la traduction concrète. Elle ne s’adresse pas qu’aux idées mais aussi à notre être corporel, elle engage toute notre personne.
Mais ces dévotions populaires ne risquent-elles pas, de basculer dans un folklore sympathique et désuet ?  Redisons-le : Jésus a été populaire tant qu’il rassasiait les foules ou qu’il guérissait les malades. Il l’était moins quand Il exigeait de mettre les actes en conformité avec les paroles ! En tous cas, aucune manifestation « populaire », n’est venu s’opposer sa mise à mort !