20 janvier 2020

Que tu es pénible !


Quelle est la mère de famille qui n’a pas jeté ces mots à la tête de son adolescent en pleine phase de rébellion. « Il devient de plus en plus en plus pénible », dit-on, en sourdine, du grand-père grincheux qui fait payer à ses proches son incapacité à se suffire lui-même. La pénibilité, qu’il ne faut pas confondre avec la souffrance, est à l’ordre du jour de la loi sur la réforme des retraites dont l’accouchement s’avère, lui aussi, de plus en plus pénible.

A-t-on bien mesuré la fluidité d’un concept aussi insaisissable? Certes, il existe des critères objectifs d’effort physique, de temps de travail, d’horaires, de pression psychologique qui peuvent se mesurer. Mais aussitôt énoncés, ne sont-ils pas contredits par les circonstances changeantes, le ressenti de chacun, l’impossibilité d’une graduation ? Faire entrer dans le cadre d’une loi les critères de pénibilité n’est-ce-pas ouvrir la porte à une multitude de cas particuliers et soulever des motifs de frustrations sans fin ? Comment évaluer l’effort d’attention du charpentier, toute la journée en déséquilibre sur un toit, par rapport à celle  d’un conducteur de train ?

« Le Robert » précise bien que travailler vient  de « tripaliare », « littéralement tourmenter, torturer » ! Faut-il rajouter l’injonction divine du livre de la Genèse : « Tu travailleras à la sueur de ton front » pour réaliser que la faute de l’homme, appelée ici le péché, augmente les dysfonctionnements qui amplifient encore la peine ?

Ce débat sur la pénibilité à géométrie très variable pourrait au moins nous donner l’occasion de réfléchir à l’amélioration possible de nos conditions de travail. La reconnaissance de la nation et donc de chacun envers tous les corps de métier quels qu’ils soient, l’entraide et la solidarité au sein des professions et des entreprises, et pourquoi pas la fierté retrouvée du devoir accompli au service du Bien commun, pourraient grandement y aider.

La loi peut nous obliger au respect de l’autre, compenser la pénibilité de certains travaux, neutraliser les conséquences néfastes de nos erreurs ou de nos fautes mais elle ne peut pas nous contraindre à aider notre prochain au quotidien. C’est pourtant ce pain-là  qui réchauffe l’auvergnat de Brassens.


L'Auvergnat de Brassens

05 janvier 2020

Frontières, fractures et passeurs.


La ligne majestueuse des Pyrénées barre l’horizon. Ici la France, là bas l’Espagne. Ligne de défi : suffisamment nette pour marquer la séparation, mais assez large et poreuse pour susciter rencontres et visitations. Depuis toujours, elle a été franchie.

Certains ont creusé des tunnels. Perforeuses, pelleteuses, excavateurs, tels de géants scarabées aux mâchoires monstrueuses, ont fissuré, entaillé, explosé, avalé et projeté des tonnes de roches, de terre, de ciment et d’acier. Un jour, les tunneliers opposés se sont rencontrés, se sont congratulés et ont laissé place aux officiels. Ceux-ci ont coupé un ruban, pris la parole, ont aligné chiffres, pourcentages et avalanches de promesses économiques et financières. Ils ont trinqué à l’amitié et à l’intérêt des peuples. La voie royale est désormais ouverte aux chenilles de wagons ou aux caravanes de camions. Nos besoins sont comblés. La montagne est percée et désormais, ignorée.

D’autres ont décidé de passer par les hauteurs. Ce sont ces montagnards légèrement équipés qui baladent leur silhouette sur les lignes de crêtes en s’offrant de temps en temps la vue infinie que leur offre l’observatoire d’un sommet. Ils croisent souvent d’autres amoureux de ces hautes randonnées qui viennent du versant opposé. Ils ne manquent jamais d’échanger quelques mots maladroits dans la langue de l’autre. De quoi parlent t-ils ? D’abord, de l’autre. De la montagne, du temps qu’il fait, du brouillard qui menace, du chemin à prendre, du panorama à contempler. Ensuite seulement, ils demandent d’où ils viennent, s'ils sont espagnols, aragonais, basques ou béarnais. Et ils repartent souhait aux lèvres, adios, à Dieu…

Enfin, ils y a ceux qui, depuis des millénaires fréquentent les pâturages et les cols, suivant en cela l’itinéraire sinueux de leurs troupeaux. Ce sont les bergers. Ils savent bien que les bêtes ignorent la frontière et que la tentation est forte de voir si l’herbe du voisin est meilleure. Au gré des frictions et des batailles antérieures, un code traditionnel de bonne conduite réciproque s’est lentement imposé et chaque été donne lieu à quelques rencontres quasi rituelles. De quoi parlent ces pasteurs réunis autour d’un verre de vin ? De la santé des hommes et des bêtes, des caprices du temps, de la cherté de la vie, de la mévente de leurs produits. Et puis, de l’enfant qui est né, de l’ancêtre qui est parti, du changement de gouvernement. La vie comme elle va, avec ses satisfactions et ses imprévus, ses coups durs et ses sourires…. Santé ! A la vôtre !

Il en va des rencontres des religions comme du passage des frontières. Nous connaissons ces chercheurs de tous bords qui scrutent les textes fondateurs, rongent les parchemins, fourbissent des colonnes d’arguments, réunissent des colloques et éditent les discours officiels qui serviront d’outils aux prochaines avancées. Ils pourraient même risquer de manquer le rendez-vous avec ceux d’en face, tellement ils sont occupés à leur chantier de titans. De la connaissance jaillira l’unité !

Ignorant souvent le travail en profondeur, les fidèles des diverses religions vivent leurs traditions au quotidien. Il leur arrive parfois de s’inviter aux fêtes des différents calendriers, de partager un repas, d’échanger des recettes et leur savoir-faire. Les mamans donnent des nouvelles de leurs grands enfants et les pères se congratulent pour un mariage annoncé. Et si nul ne vient souffler sur de vieilles braises, la vie se passe à l’aulne des distances et des rapprochements librement consentis et codifiés par un long usage.

Pendant ce temps, les veilleurs, installés sur les crêtes savourent le plaisir de se retrouver parce qu’ils n’ont jamais quitté des yeux l’autre cime inaccessible, celle qui les dépasse, mais qui reste leur raison d’être et de marcher.

Hubert de Chergé et Khaled Roumo sont de ceux-là. Le frère du prieur de Thibirine assassiné, est un « habité ». Son ton méditatif vous renvoie sans cesse à un au-delà de lui-même, une Présence ou des présences qui auraient pu le hanter, mais qui au contraire le pacifient. Son ami musulman, auteur de « Le Coran déchiffré selon l’Amour (1) », je le qualifierai « d’inspiré ». Son verbe choisi et enjoué trahit son naturel de poète, mais sa parole vous perfore jusqu’au creux de votre être. « Aller à la rencontre de l'autre et le découvrir tel qu'il aime se révéler" : c’est à ce niveau- là que peut se situer selon eux une rencontre inter-religieuse, d’autant plus féconde qu’elle renvoie l’autre à être encore mieux chrétien ou mieux musulman.

En les écoutant, je me prenais à rêver. Quelle société pourrait faire cohabiter ces trois étages de passeurs de frontières, de guérisseurs de fractures, aussi indispensables les uns que les autres ? Quand, les discours politiques ou religieux, rivés sur la conquête ou le maintien du Pouvoir ou de la Vérité, s’interdiront-ils d’instrumentaliser les approches diverses du divin ? Enfin, n’a-t-on pas trop tendance à prendre à la lettre le rêve d’Isaïe qui voulait que son Dieu comble les ravins et rabote les montagnes…en oubliant que nous ne sommes pas Dieu…

(1) aux éditions Alphée, Koutoubia, 2009

"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.