27 février 2015

«Tiens ta lampe allumée… » 


Mon adolescence a connu le premier « curé chantant » qui monta sur les planches une guitare en  bandoulière. Il s’appelait Aimé Duval, jésuite de son état devant l’Eternel. 
La « Compagnie » possédait une maison dans un village de mon canton et nous apprîmes qu’un soir, le Père en vacances dans ce coin reculé du Béarn, allait nous offrir un récital. Juchés sur des bicyclettes souvent empruntées et nullement certifiées aux normes minimales de l’éclairage ou du freinage, nous avalâmes les kilomètres qui nous séparaient de la scène champêtre. Quatre planches sur des tréteaux plantés au milieu d’un pré, un projecteur auquel un machiniste improvisé ajoutait de temps à autre un verre de couleur pour « faire de l’effet, » et voilà le Père Duval entamant la soirée.
 « Tiens ta lampe allumée ! » Il ne fallut pas longtemps au troubadour pour faire comprendre à la centaine de jeunes ados assis devant lui sur l’herbe fraîche que le titre de sa chanson faisait allusion au passage de l’Evangile qui donne en exemple des jeunes filles prévoyantes. Elles avaient emporté une provision d’huile assez importante pour alimenter leurs lampes afin d’attendre patiemment le retour d’une noce. Nous avions tous reçu un minimum d’enseignement religieux pour saisir l’actualisation de ce récit auquel le Père allait  donner du rythme, des notes et des couleurs.
Je suis toujours étonné de voir avec quelle spontanéité des personnes de tous âges et de toutes cultures viennent déposer une bougie sur des lieux symboliques souvent liés à quelque évènement tragique. Savent-elles qu’elles accomplissent un rite aussi vieux que l’humanité et entièrement empreint de divin ? L’homme a toujours été fasciné par ce feu qui descendait du ciel les jours d’orage et qu’il fallait voler aux dieux pour entretenir la vie sur la terre. Quelle que soit sa forme, laïque ou religieuse,  ce geste revêt encore un caractère sacré. Tout se passe comme si nous prenions un peu de notre âme, cette part divine de notre vie, volée ou reçue, pour la laisser briller en signe d’un brûlant souvenir.
Au risque de passer pour  un moralisateur périmé ou pour un ridicule pédant, j’aimerais murmurer à l’oreille des plus jeunes qui font silence devant leur bougie et dont certains sont les enfants de mes amis, les paroles suivantes :
 « Tiens ta lampe allumée ! »
« Sois persuadé que ton existence est lumière et qu’elle a une place unique sur le lampadaire de la terre. Ta venue au monde avait déjà illuminé le cercle familial. Enfant, ton rire clair, tes yeux pétillants, tes réparties ingénues, nous éclaboussaient de joie. Quand il t’arrive, aujourd’hui, de mettre ton sourire sous le boisseau, tu assombris notre ciel.
Cependant, ne cherche pas à briller : le vernis n’attrape que les moucherons inconscients et inconsistants. Reflète plutôt cette clarté que tu as captée ailleurs et tu attireras les chercheurs de soleils. 
Tiens tes yeux ouverts et contemplatifs. Ils sont la «lampe de notre corps. » Nos écrans rivent nos regards sur les plus sublimes paysages du monde et pendant ce temps, le rouge-gorge familier nous épie sur le rebord de la fenêtre. Jette-lui un coup d’œil, tu seras ébloui par cette boule vibrante de vie.
Tu as peut-être fait la cruelle expérience d’être dévisagé par le regard scrutateur ou inquisiteur d’autrui. Toi, au contraire, envisage-le de sorte que ton regard le rende plus rayonnant encore.
Tiens sans cesse ton esprit en éveil. Garde-toi des évidences officielles, des expressions recuites et des idées reçues. Passe-les  au tamis de la réflexion pour en extraire le meilleur et pour en rejeter le médiocre avant de t’en servir. Ne te laisse pas abuser par le jargon des professionnels. Ils y ont souvent recours pour masquer leur incapacité à transmettre ce qu’ils n’ont pas bien compris eux-mêmes.
Marcher à contre-idées courantes est la seule façon de tracer ton chemin sur les flots fuyants des opinions communes bien souvent orientées par la main invisible des maîtres du mensonge et de la flatterie.
Tiens ta Foi en attente. Notre société farouchement allergique à tous les dieux ne cesse d’enfanter des idoles. Traque-les sans pitié. Tu les reconnaîtras : elles sont
 « très tendances, » elles dansent et se prosternent devant l’Homme tout-puissant créateur de lui-même au détriment de l’autre et du futur. 
Ne méprise pas ce qui a enchanté tes premières années. Garde ta faculté d’émerveillement, méfie-toi des emballements.  Ne rejette pas ce que l’on t’a transmis et ce à quoi tu as cru, sans lui accorder de nouveau un certain crédit. Et si après examen approfondi, il ne reste qu’un point d’interrogation planté dans ton cœur, n’apaise pas la brûlure par des anesthésiants faciles. Laisse la plaie grand ‘ouverte.
Après le massacre des idoles et la marche à l’aveugle, tu te retrouveras épuisé et exténué.  Rentre dans une église, regarde le visage du Crucifié penché au-dessus de la pâle lueur des cierges et demande-Lui : « Pourquoi seul le silence coule- t-il de ton cœur transpercé par l’Amour ? »
Enfin, pour garder ta lampe allumée, reste fidèle à tous ceux et celles qui t’ont transmis la lampe, la mèche  et l’huile. Garde une amitié sans faille envers ceux et celles qui t’ont offert leur feu. Et quand à son tour il vacillera, ils auront besoin d’approcher du tien pour ne pas désespérer de demain.
« Tiens ta lampe allumée » : ni la lampe, ni la flamme ne viennent de toi mais c’est TA lumière. Protège-la, nourris pour elle une belle ambition, elle est indispensable pour éclairer le monde noirci. »


"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.