Variations sur le Pain, la Manne, la Parole, la Vie, le Corps et le Sang…
Le discours sur le pain de Vie (Jn6) présente un aspect tellement cru que même les contemporains de Jésus ont eu du mal à l’avaler : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair… si vous ne mangez ma chair, si vous ne buvez mon sang… celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi… »
« Comment cet homme là peut-il nous donner sa chair à manger ? » rétorquent les auditeurs !
La liturgie de la fête du Saint Sacrement nous offre, comme en avant goût, le texte du livre du Deutéronome (8, 2-3 ;14-16) qui relate l’épisode du don de la Manne dans le désert.
Rappelons-nous que cet aliment inusité, comme d’ailleurs l’eau du rocher frappé par Moïse, est donné à la suite des commandements c'est-à-dire de la Parole de Dieu sur le Sinaï. Ce qui permet à l’auteur de déclarer que ce don est fait pour rappeler à l’homme « qu’il ne vit pas seulement de Pain, mais de toute Parole issue de la bouche de Dieu ». Le parallèle entre la manne et la Parole ou encore la Loi est établi.
A l’époque du prophète Ezéchiel la Manne a disparu depuis longtemps. Et voilà qu’il reçoit l’ordre de manger un rouleau de la Parole. « Fils d’homme nourris-toi, rassasie-toi de ce volume que je te donne » (Ez 3,1-2). Ici, c’est la Parole elle-même qui se fait nourriture. Avant de manger l’Agneau de la Pâque chacun se nourrissait de la parole de Dieu inscrite dans l’histoire du peuple que rappelait le père de famille. Ecouter et lire maintiennent une certaine distance et ne suffisent plus. Manger et boire nous font devenir nous-même parole vivante.
Nous savons par ailleurs que le don de cette Parole ne cessera pas comme celui de la manne, mais que la Loi ne parviendra jamais à rassasier l’homme, y compris quand on lui donnera les attributs de la Sagesse (Sir 24, 21-22).
Jésus, le Verbe, nous dit « Mangez mon Corps et buvez mon Sang, prenez ma Vie » car ils sont offerts sans le truchement du symbole, de la transcription, de la transmission et surtout sans l’obstacle du péché du récepteur qui vient en fausser le sens. Par le fait même ce Pain nouveau peut prétendre nous rassasier. « Ils mangèrent et furent rassasiés » (Mt 14,20)
Le lien de la Manne, de la Loi, de la Vie avec la Parole est primordial. Il rejoint notre expérience humaine.
Que serions-nous sans les paroles échangées entre un homme et une femme, celle de notre père et de notre mère, qui un jour ont décidé d’accueillir l’enfant à naître que nous étions ? Que serions-nous sans ces innombrables paroles prodiguées par eux, par nos maîtres d’école, par l’Eglise qui, au-delà des actes essentiels de l’existence, nous ont appris à vivre en Homme ? Seul l’être humain dans le règne animal peut dire qu’il a été voulu et désiré et qu’il n’est pas seulement le fruit d’un acte instinctif de conservation de l’espèce. C’est là toute la différence entre exister et vivre. Exister n’exige pas la parole. Vivre à hauteur d’homme l’impose. Nos vaches en stabulation s’alimentent ensemble, mais en silence. L’être humain (surtout français !) prend un repas durant lequel il parle et c’est cette parole déliée qui lui fait dire parfois «qu’il a passé un bon moment en agréable compagnie… »
Paul nous dit bien que le Baptême, comme tout sacrement est un bain (un acte) « qu’une parole accompagne » (Ep 5,26) Notre Eucharistie sera donc aussi un repas qu’une Parole accompagne (« Ceci est mon corps… ») et c’est bien cette Parole Vivante qui, non seulement nous fera passer de l’existence à la vie, mais encore à la Vie en Dieu, appelée autrement « Vie éternelle ». C’est pour cela aussi qu’on distingue sans jamais les dissocier les deux tables : celle de la Parole et celle du Pain.
Un texte, fût-il « Parole de Dieu », comme un plat, prend toute sa saveur quand il prend place dans un contexte ou un repas… « Heureux les invités au repas du Seigneur ! »