23 novembre 2011

Histoire de pierres…

Jacob, berger comme ses pères, transhume de Ber Shéva à Haran. La nuit tombe. Il a sommeil. Il prend une pierre, la place sous sa tête et s’endort. Et voilà qu’un songe envahit son esprit embué. Une échelle monte jusqu’au ciel, des anges montent et descendent. Dieu se fait entendre et lui renouvelle la promesse faite à Abraham : « La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et ta descendance » (Gn 28,13).

Jacob dresse la pierre, à la façon des autels païens, et la consacre d’une onction d’huile.

« Dieu est ici et je ne le savais pas !» s’exclame-t-il. Il appelle cet endroit Bethel : la maison de Dieu.

Jésus, prophète itinérant, passe par un village de Samaritains et essuie un refus de l’accueillir. Quelqu’un le rattrape et lui promet de le suivre sans conditions. Jésus lui répond : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Lc 9,58). N’y a-t-il donc pas une seule pierre pour recueillir sa fatigue ou sa prière ? Qu’est devenue la promesse maintes fois réitérée depuis Jacob, d’une terre hospitalière, riche, abondante et paisible ? Cette pierre manquante est-elle le signe de l’échec ou celui de la réussite du projet de Dieu pour son peuple?

La Bible tout entière déroule sous nos yeux l’histoire parallèle de la Terre et du Temple que l’on peut lire à deux niveaux. Soit comme la manifestation parfois cachée à notre entendement de la volonté de Dieu qui réalise sa promesse, soit comme une sorte de rétrécissement progressif de celle-ci. L’acte universel de création qui préside la genèse du monde laisse la place à la création particulière du peuple d’Israël. Celui-ci se réduira au fil d’une histoire chaotique au minuscule territoire de Juda. Les prophètes, ne supportant pas cette asphyxie programmée, ouvriront portes et fenêtres sur l’horizon de « cieux nouveaux et d’une terre nouvelle » qui enchanteront la fin des temps. Mais que devient le projet bien concret d’une terre où « coulent le lait et le miel » ?

Le Temple remplacera la pierre rudimentaire de Jacob quand Josias réunira tous les lieux de culte particuliers (dont Bethel) sous l’autorité de Jérusalem. Le Temple se voulait le signe indéfectible de la présence de Dieu et le cœur palpitant d’une terre fidèle. Force est de constater qu’il a, finalement, enfermé la « Présence » dans une enceinte étroite et l’a liée à un joug rigide et pesant. Il faudra, ici aussi, l’audace d’Ezéchiel, pour redonner des ailes au Dieu de Jérusalem et l’envoyer résider auprès de ses fidèles captifs à Babylone.

Jésus prend manifestement ses distances avec la terre : « N’amassez pas des trésors sur la terre.. » ainsi qu’avec le territoire d’Israël qu’il cite rarement. Il n’oublie pas que, déjà, la Loi de Moïse interdisait au croyant de se comporter comme un propriétaire. Tel un bon métayer, la liturgie des prémices enjoignait au fidèle du Temple de rendre au Créateur tout premier-né des fruits de la terre ou du bétail. Ainsi la reconnaissance du don de Dieu permettait une gestion éthique de la terre. Le prophète de Nazareth est plus axé sur l’annonce du Royaume qu’il inaugure. Ce Royaume n’est pas affaire d’économie ou de géographie, mais avant tout de personnes répondant au programme des Béatitudes : « Heureux les …le Royaume est à eux » ; « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » ; « Les publicains et les prostituées vous précéderont … »

Quant au Temple, l’attitude de Jésus est sans ambiguïté. « Il n’en restera pas pierre sur pierre… » Les évangélistes qui rapportent ses propos, certainement après sa destruction par Titus, veulent nous faire comprendre que Jésus se présente comme le vrai et unique Temple : « Il parlait du temple de son corps ». Le nouveau « Bethel », c’est lui. « L’autel, le prêtre et la victime » c’est encore lui.

Désormais, le Nouvel Adam sera lui-même cette terre nouvelle qui façonnera « l’homme nouveau » et qui le nourrira également en lui offrant le pain et le vin d’une Vie autre.

Ainsi la terre de Jacob n’a pas disparu. Elle s’est concentrée (dernière réduction !) en Jésus. Et cette opération s’est accomplie, comme la première création dans un jardin, celui de la Résurrection (« Elle le prit pour le jardinier »). Mais, auparavant, il a fallu que le Fils de l’homme passe par un autre jardin, celui du pressoir.

Et la pierre ? Jésus, pierre d’angle de la nouvelle maison de Dieu, en a trouvé une. 
Elle s’appelait Simon. « Et sur cette pierre… ». Et celui-ci, ou l’un de ses disciples, rappellera aux premiers chrétiens qu’ils sont à leur tour « pierres vivantes » de l’édifice construit sur les apôtres.

Ni échec, ni réussite de la promesse initiale, mais bien plutôt accomplissement puisque chaque baptisé est appelé à recevoir une petite pierre blanche comme sésame de la vie éternelle. « Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée ; je lui donnerai aussi un caillou blanc, un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit » Ap 2,17

Jacob ne se doutait pas de la destinée divine de son rude oreiller…et de la fécondité de son sommeil léger. Mais « c’était de nuit » aurait ajouté Jean de la Croix…

"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.