24 mars 2020

Garder ses distances. Comment?


Profitant du confinement imposé, je me suis mis en tête d’exécuter l’un de ces travaux, non pas d’Hercule mais plutôt de Sisyphe, qui demande beaucoup de temps, une infinie  patience et un vain acharnement pour un résultat sûrement décevant. Armé d’un vieux couteau dont la lame oubliera vite qu’elle tranchait comme un rasoir, je gratte un long mur qui clôture ma maison. Un de ces hauts murs de galets, de sable et de chaux que tous mes visiteurs envient. Il sent le travail bien fait et les matériaux nobles. Il me rappelle l’endurance et la sueur de mes ancêtres. Malheureusement, il offre à toutes les graines emportées par le vent ou transportées par les oiseaux du ciel un abri sûr et des conditions improbables mais suffisantes pour germer. Ainsi la moindre fissure, le moindre interstice, la plus petite anfractuosité se fait un devoir d’offrir le gîte et le couvert à ces plantes rustiques adorables qui marquettent la muraille, la parent de couleurs, font preuve d’une discrétion  exemplaire quant à leur taille mais poussent leurs radicelles jusqu’aux profondeurs des jointures des pierres. Et je vrille, je tire, j’extirpe, et je m’acharne sachant pertinemment  qu’il restera toujours un minuscule fil végétal qui s’accrochera encore à une once de poussière et qui, dans un an, dans deux ans, viendra me narguer et me dira : « Pourquoi ce combat ? La vie sera toujours la plus forte. La preuve ? Regarde tous ces vieux murs qui sont encore debout. C’est la végétation qui les soutient, et ce lierre que pourtant tu maudis ! »

Ainsi, occupé à une tâche bien servile, je me surprends à méditer sur la vie ou, plutôt, une parcelle de vie éphémère, la mienne, médite sur l’obstination de la Vie et sa fragilité.

Cette dramatique épidémie, nous dit-on, aura au moins l’avantage de nous rappeler deux évidences :
-     la vie est fragile et pourtant elle paraissait plus que jamais offrir une docilité totale aux rêves d’éternité des hommes.
-    une certaine distance à maintenir entre nous n’est pas le signe d’un dédain hautain mais une nécessité vitale. « De l’air, s’il vous plaît !»

Il suffit donc de peu pour faire trembler sur ses bases la toute-puissante machinerie planétaire que l’espèce humaine a inventée pour lui servir de gigantesque prothèse. Un invisible grain de vie s’infiltre dans les rouages et tout est remis en question. Dans l’euphorie générale du progrès triomphant, les hommes n’avaient-ils pas trop vite oublié que l’être, l’existence, la vie ne vont pas de soi ? Ce qui serait « normal », ce sont leurs contraires : le néant, le rien, le vide, même si en les nommant on en fait encore quelque chose. La vie comme l’être ne vont pas de soi, ils sont comme un défi et une victoire sur le néant. Ils tiennent du miracle ! Jamais le néant ou le non-être n’aurait produit de lui-même l’être si celui-ci n’avait répondu à un appel comme le suggère Paul : « Dieu…qui appelle à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4,17). Teilhard de Chardin  dans son texte inspiré « La messe sur le monde », qu’il faut relire en ces temps de privation de rites, parle d’une création « mue par votre attrait » (celui du Créateur) et qui se déploie dans « un effrayant labeur ». La vie ne serait donc pas un donné compact définitivement acquis et assuré mais une gestation permanente en perpétuel effort pour advenir et se maintenir. La fragilité de l’être et de la vie viendrait-elle, alors, d’une attirance originelle vers le non-être ou bien d’une usure, d’une incapacité à entendre l’appel créateur toujours cerné par le silence du néant ?
La philosophe Simone Weil, reprenant une tradition juive, imagine que la Création est advenue parce que Dieu s’est effacé comme l’océan crée le continent en se retirant. Cet effacement aurait permis une existence autre que divine, comme tout déplacement produit un appel d’air, un dérangement.
Ainsi, c’est en créant de la distance que l’Etre Eternel permet aux êtres relatifs d’exister ! Les arbres nous le disent à leur façon : plantés trop près les uns des autres, ils font de l’ombre à leurs semblables et entravent leur croissance.

Faut-il en conclure que Dieu est confiné dans une sphère à lui seul dévolue et qu’Il doive se tenir le plus loin possible de nous ? C’est ce que toutes les religions ont voulu traduire en employant les concepts de « sacré » et de « profane ». Tout ce qui « toucherait » à Dieu serait sacré et ce qui serait laissé à l’initiative de l’homme serait profane. Mais Dieu est un « touche à tout » et l’autonomie humaine le concerne également. Comment, alors, garder encore cette distance créatrice ?

L’Incarnation va bousculer le champ du sacré. Elle ne va pas annuler la distance créatrice mais la déplacer. Désormais le sacré ne surplombera pas l’humanité pour la terrifier mais la traversera et la dépassera pour l’appeler à un accomplissement, une perfection. « Je suis la Vie » résonnera non plus comme en surplomb mais comme un horizon lumineux et douloureux à la fois.
Si cette pandémie nous rappelle que nous sommes en quelque sorte tous co-créateurs, alors il convient de nous demander quelle est la qualité de distance que nous respectons ? Une distance d’écrasement ? d’effacement ? ou de dépassement ?
Que tout ceci ne nous empêche pas de garder celles recommandées par souci de préserver nos frères de l’épidémie !


21 mars 2020

Babel : plan B



On se souvient de cette tour qui devait défier le ciel et Dieu. Une langue commune facilitait le projet. Avant que l’édifice ne touche le firmament, Dieu mit le désordre dans le langage, les hommes se dispersèrent en divers peuples et le projet échoua. La Bible ne dit pas que dans leur maligne ingéniosité les hommes avaient prévu un plan B. Et nous y sommes.

L’anglais commun a pris tous les accents du monde. Avec son aide, les hommes  se sont occupés du jardin dont ils s’étaient appropriés pour en faire un paradis bien organisé. Par la mondialisation des échanges  et des biens, ils ont voulu effacer le risque des ouragans monétaires, la gelée des guerres froides et la disette économique. A chaque partie du jardin a été assignée une spécialité. A l’une, l’atelier du monde, à l’autre, les agrumes sous plastique ou les usines à viande, à une autre encore, les calculs informatiques, à la France les produits de luxe et les laboratoires d’idées, à l’Afrique, la patience pour attendre son tour. Et tout cela sous la houlette des grands maîtres de la finance et de la politique qui se partagent les prébendes. Le résultat en est un homme « transformé » ! Un individu devenu contrôleur-serviteur de la machine ou du robot, enregistreur-pourvoyeur du savoir instantané, gros amateur de loisirs programmés et enfin pousseur-payeur de caddie ou adorateur d’Amazon. Bref, la jouissance paradisiaque assurée !

Sauf que les maîtres du jardin avaient oublié que sur cette terre vouée à l’obésité consentie et à la dévoration sans retenue, le petit, l’oublié, le négligé, l’invisible peut s’infiltrer partout et gripper la machine. Le virus de l’épidémie défie la médecine, celui de la peur et de la faim multiplie les migrants, celui des nationalismes tente de boucler en vain les issues, celui des séparatismes cadenasse les cerveaux, celui des « sans-voix » bloque la circulation, celui de la méfiance empoisonne le quotidien…

Partout cependant, fleurissent « de nouveaux modes de vie » qui prônent la sobriété, la solidarité, la proximité, la qualité du produit et de la vie. Bref, les hommes réinventent les limites que le Créateur avait posées en lui offrant son jardin, non pour l’asservir mais pour lui éviter d’entrer dans des impasses mortelles, lui et  la « maison commune »… Limites qui ouvrent sur un champ infini.

"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.