07 février 2011

Séculier, sécularisation, sécularisme
« En de nombreuses occasions, j'ai parlé des générations : la mienne, celle qui m'a précédé, les générations futures. C'est pour moi le nœud crucial de la situation actuelle. Certes, le passage d'une génération à l'autre a toujours posé des problèmes d'adaptation, mais ce que nous vivons aujourd'hui est tout à fait particulier.
Le thème de la sécularisation devrait nous aider, là aussi, à mieux comprendre. Elle a connu une accélération sans précédent au cours des années 60. Pour les hommes de ma génération et plus encore pour ceux qui m'ont précédé, souvent nés et élevés dans un milieu chrétien, elle a constitué une découverte essentielle, la grande aventure de leur vie. Ils en sont donc arrivés à interpréter "l’ouverture au monde" souhaitée par le concile Vatican II comme une conversion à la sécularisation.
C'est ainsi que nous avons vécu, ou même favorisé, une auto-sécularisation extrêmement puissante dans la plupart des églises occidentales. »
Ces propos sont extraits d’un discours de Mgr Bruguès, aux recteurs des séminaires pontificaux. Mgr Bruguès a 66 ans, dominicain, évêque d'Angers jusqu'en 2007, il est secrétaire de la congrégation pour l'éducation catholique, vice-président de l'œuvre pontificale des vocations sacerdotales et membre de la commission pour la formation des candidats au sacerdoce. Il fait par ailleurs partie de l'Académie pontificale Saint Thomas d'Aquin.
Sécularisation : ce terme revient sans cesse dans les documents ecclésiastiques. A son évocation, les conférenciers prennent une mine déconfite, lèvent les yeux au ciel, et soupirent profondément. Le mot désigne le nouveau péché originel de la fin du 20ème siècle et par conséquent l’explication facile de tous les maux. « Ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».
De quoi parlons-nous ? Tout d’abord, lorsque l’on parle de « séculier » on désigne la spécificité de la mission du fidèle laïc qui vit et témoigne de sa Foi dans le siècle, dans la société de son temps.
Ensuite, on désigne le prêtre « séculier » par rapport à celui qui vit sous la règle, le « régulier ».
Quant à la sécularisation et au sécularisme, il faut demander à l’esprit subtil du pape Paul VI de nous éclairer sur la distinction à faire. Voici ce qu’il dit dans son encyclique Evangelii Nuntiandi : « D’une part, on est obligé de constater au cœur même de ce monde contemporain le phénomène qui devient presque sa marque la plus frappante : le sécularisme. Nous ne parlons pas de cette sécularisation qui est l’effort en lui-même juste et légitime, nullement incompatible avec la foi ou la religion, de déceler dans la création, en chaque chose ou en chaque événement de l’univers, les lois qui les régissent avec une certaine autonomie, dans la conviction intérieure que le Créateur y a posé ces lois. Le récent Concile a affirmé, en ce sens, l’autonomie légitime de la culture et particulièrement des sciences. Nous envisageons ici un véritable sécularisme : une conception du monde d’après laquelle ce dernier s’explique par lui-même sans qu’il soit besoin de recourir à Dieu ; Dieu devenu ainsi superflu et encombrant. Un tel sécularisme, pour reconnaître le pouvoir de l’homme, finit donc par se passer de Dieu et même par renier Dieu. » (55)


D’après Paul VI, la sécularisation n’est donc pas une maladie de la société. Elle est même nécessaire à son développement et à celui de l’homme comme Benoît XVI le reconnaît dans son encyclique « Caritas in Veritate », car répondant pleinement à sa vocation humaine.
Employer ce terme uniquement sous son aspect négatif qui convient au « sécularisme » en l’appliquant à l’Eglise, entretient le soupçon que tout effort d’insertion dans le siècle, toute reconnaissance de notre appartenance à notre temps est passible de trahison de la Foi. Ne pourrait-on pas reprendre simplement l’avertissement de Jésus : « Vous êtes dans ce monde, vous n’êtes pas du monde » ?
J’appartiens à cette génération qui, d’après le responsable romain, s’est « convertie à la sécularisation.» J’ai connu comme lui une Eglise de chrétienté dans laquelle le prêtre était l’homme du sacré.
Mais, déjà, de nombreux curés revenus de la guerre et de la captivité pratiquaient avec leurs paroissiens cette fraternelle proximité qu’ils avaient connue dans des conditions effroyables de promiscuité imposée. L’Action Catholique avait renforcé cette image du prêtre accompagnateur plus que pontife. Ma génération a mis ses pas dans ceux de ces pionniers. Nous ne nous sommes pas « convertis à la sécularisation », mais nous avons voulu simplement rendre le message évangélique désirable et abordable. Nous avons voulu donner au prêtre un visage chaleureux et un cœur miséricordieux.
Avons-nous passé sous silence les exigences de toute fidélité ? Avons-nous dépassé certaines limites ? Peut-être. Avons-nous émoussé le tranchant de la Parole en mettant en exergue un Jésus humain et ami des hommes et femmes de son temps ? Avons-nous pactisé avec le sécularisme de la société ? Je ne sais.
Je sais cependant que l’Eglise a bien profité de la sécularisation. Celle-ci a permis les grands voyages missionnaires, la fixation des textes dans l’écriture, la transmission du message chrétien à travers les langues et les schémas de pensée des diverses cultures, sans parler du foisonnement des rites, des musiques, des architectures que l’Eglise a charriés avec elle en traversant les siècles.
Va-t-on un jour reprocher au Pape Jean XXIII d’avoir laissé pousser une moustache bien séculière lorsqu’il était infirmier pendant la Première Guerre Mondiale ? Demandera-t-on des comptes à Jean Paul II parce qu’il a largement utilisé les couloirs aériens et les avions les plus performants ? Ne sera-t-il pas soupçonné un jour d’avoir succombé, entraîné par son siècle, au culte de la personnalité quand il rassemblait les foules ? Et les prêtres du XXI ème siècle qui lisent leur office sur leur ordinateur de poche pensent-ils qu’ils participent ainsi à une « conversion à la sécularisation » de leur prière ? Pour éviter l’intoxication, faut-il cesser de se nourrir ? Pour ne pas risquer le sécularisme, n’aurons-nous d’autres solutions que la fuite de ce siècle ou le combat contre la société?
Ce que je sais, enfin, c’est que le Christ lui-même, a remarqué que les foules qui le suivaient ne furent pas présentes lors du dernier rendez-vous sur la Croix ; que Saint Pierre et les disciples avec lui ont été lents à s’engager dans la montée vers le calvaire; qu’il y a donc toujours un temps où l’attirance, l’enthousiasme, la sympathie, l’empathie avec le siècle et le monde rencontrent la contradiction, le refus, le péché, la trahison, l’épine, les clous et la lance. Toute religion a ses suiveurs et ses martyrs, mais ces derniers se recrutent dans les premiers.
Sous prétexte de restaurer les figures d’un chrétien « attestataire » et celle d’un prêtre homme de contestation et même d’opposition, prenons garde de ne pas renvoyer tous ceux et celles qui ont cru à travers notre proximité que le message de Jésus était pour eux une Bonne Nouvelle, même s’ils n’ont bu la coupe que du bout des lèvres ? N’y aurait-il pas, de nouveau, tentation d’une religion des purs ? D’ailleurs qui peut dire, sauf Lui, avoir bu la coupe jusqu’à la lie ?
"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.