04 décembre 2006

Le Noël de la bergère

Une heure du matin. La pluie cinglante fouette le pare-brise La poussive « deux-chevaux » entame la rude montée du petit village blotti à flanc de montagne. Deux jeunes prêtres après avoir déjà célébré chacun deux messes dites « de minuit » se sont donné rendez-vous pour cet ultime office. L’affluence des pratiquants occasionnels justifie à leurs yeux, ces déplacements nocturnes et cette multiplication de messes. A quelques encablures de l’arrivée, quelques flocons se mêlent à la pluie et le vent redouble. Qu’in méchan tems !
Encore quelques pas dans la ruelle sombre et voici l’église toute bruissante des conversations à voix basse. Quelques fleurs artificielles disposées sur l’autel, un radiant qui hoquette ces dernières réserves de gaz, six ampoules suspendues sous la voûte ne parviennent pas à effacer l’impression d’humidité et de froidure qui imprègne les vêtements liturgiques.
Mais ils sont là et leur présence réchauffe le cœur : André le lecteur, Eloi le chantre, le chœur des femmes, un groupe d’hommes et les rares enfants. Elles sont là, aussi, ombres furtives, enveloppées de leur mantes, ces femmes d’un âge certain, revêtues de noir, agenouillées sur leur prie-dieu. Bien à leur place, celle de leur mère et des aïeules de la maison avant elles.
Le rituel est invariable Le chantre entonne « Minuit chrétiens », poursuit par le « Gloria des anges ». Hésitant entre la mélopée arabe et complainte béarnaise les « Adoramus Te » et les « Glorificamus Te » se répondent. Le curé essaie d’actualiser le message de l’enfant-Dieu. Les hommes accoudés sur la balustrade de la tribune l’écoutent tout en évaluant l’intensité des rafales qui secouent les lourdes lauzes de la toiture. La cérémonie s’achève sur des airs de Campanetos et d’ « Aulhès lous purmés ». Quelques congratulations mouillées à la sortie et la « deux-chevaux » gelée accueille ses passagers.
Au détour d’un virage on devine la silhouette d’une femme âgée. Le bâton dans une main, une lampe dans l’autre, le pas hésitant, elle bifurque vers un mauvais chemin caillouteux et glissant. Dans un béarnais savoureux le curé l’interpelle : « Mais, Mayoune, pourquoi êtes vous venue, avec un si vilain temps et de si loin ? » Réponse étonnée de la vieille femme : « Nous ne sommes pas des bêtes, Monsieur le Curé ! »
Trente cinq ans après cet épisode en apparence anodin, l’assistant du curé mesure toute la portée de cette petite phrase. En effet, dans le programme de ce pauvre Noël, seule la référence religieuse distinguait l’emploi du temps de cette femme de celui de son âne et de ces quelques poules? Mais au-delà de cette constatation réaliste, elle exprimait une profonde vérité. Pendant des millénaires les hommes ont cru qu’il y avait un monde des dieux et un monde des hommes ? Les uns étaient destinés au bonheur, les autres à la soumission et à l’esclavage. Quelques privilégiés prétextaient de leur proximité avec les divinités pour exercer un pouvoir absolu sur les autres. Par un superbe effort de la raison les hommes se sont déchargés du fardeau que leur imposaient les dieux. Ils ont même décrété la mort de Dieu. Leur situation a-t-elle pour autant fondamentalement changé ? En l’absence de Dieu, ils se sont donnés d’autres dieux qui les ont asservis autant que les anciens. Ces nouveaux dieux les enferment dans la seule adoration d’une vie, privée de toute autre perspective que celle du profit, de la jouissance et de la violence qu’elles engendrent. Si les anciens esclaves menaient une vie de chien, le spectacle que nous offre notre société nous interroge. Affranchis de Dieu mais soumis à tous les faux dieux, est ce que nous ne retournons pas à l’animalité ?
Entre les dieux inaccessibles et imprévisibles d’hier et les dieux humains et trop humains d’aujourd’hui, Noël nous rappelle qu’un Dieu a voulu unir son destin au nôtre. Déjà la Bible avait imaginé que le souffle de Dieu pouvait habiter l’homme crée à son image. Mais Il restait le tout Autre. Personne ne pouvait penser qu’Il se ferait homme pour mettre sa Vie à la portée de la nôtre et arracher l’homme de la bête qui est en nous. Oui, grâce à Noël notre destin n’est pas enfermé dans l’instinct. Merci Mayoune la théologienne des chemins muletiers.

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"L'âne se jette à l'eau" aux éditions Médiaspaul.